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JE SAIS TOUT

à l’autre de l’immense chantier, prenaient des mesures, et ne dédaignaient pas de gâcher eux-mêmes le mortier, de pousser un chariot, ou de scier une pierre. Des femmes du peuple, qui lançaient leurs appels à plein gosier, se promenaient avec des brocs de vin qu’elles versaient dans des gobelets aussitôt vidés par les buveurs. Deux chanteurs déguenillés se mirent à hurler en s’accompagnant sur des sortes de guitares. Et une troupe d’acrobates, tous estropiés, ou manchots, ou culs-de-jattes, s’apprêtaient à faire la parade, lorsque la scène changea sans transition, comme un décor qui se transformerait par un simple déclic.

Ce fut, d’ailleurs, la même image d’édifice en construction. Mais cette fois on voyait nettement le plan de l’édifice, toute la base d’une cathédrale gothique qui s’étalait formidable. Et sur ces assises, arrêtées au niveau inférieur des tours, de même que le long des portails, ou devant les niches, ou sur les marches du parvis, de tous côtés enfin pullulaient les maçons, les tailleurs de pierres, les statuaires, les charpentiers, les apprentis, les moines.

Et les costumes n’étaient plus semblables. Un siècle ou deux avaient passé.

Alors il y eut une suite d’images qui se succédèrent sans qu’il fût possible de les détacher les unes des autres et d’assigner à l’une quelconque d’entre elles un commencement et une fin. Par un procédé indubitablement analogue à celui qui nous montre, au cinéma, la croissance d’une plante, nous vîmes la cathédrale s’élever insensiblement, s’épanouir comme une fleur dont les pétales, adorablement découpés, un à un se déplient, et, finalement, s’achever sous nos yeux, toute seule, en dehors de toute participation humaine. Ainsi vint un moment où elle se dressa en plein ciel dans sa splendeur et dans sa force harmonieuse. C’était la cathédrale de Reims, avec ses trois portails rentrants, avec son peuple de statues, avec sa belle rosace, avec ses tours admirables flanquées de tourelles aériennes, avec ses contreforts, avec les dentelles de ses sculptures et de ses galeries à jour, la cathédrale de Reims telle qu’on la vit pendant des siècles, avant que les Barbares ne l’eussent mutilée.

Un long frémissement courut dans la foule. Elle comprenait bien, ce qu’il est difficile de faire comprendre maintenant, au moyen de mots insignifiants, à ceux qui n’ont pas vu, elle comprenait bien qu’il y avait en face d’elle autre chose que l’image photographiée d’un édifice, et, comme elle avait l’intuition profonde et juste de n’être point dupe d’une inadmissible supercherie, elle était envahie et bouleversée par le sentiment si troublant qu’elle assistait au plus prodigieux des spectacles — l’érection réelle d’une église au moyen âge, le travail réel d’un chantier au treizième siècle, l’existence réelle de moines et d’artistes bâtissant la cathédrale de Reims. Pas une seconde, éclairée par son instinct subtil, elle ne mit en doute le témoignage de ses yeux. Ce que j’avais nié, moi, ou du moins ce que je n’avais admis que comme une illusion, avec des réserves et des sursauts d’incrédulité, elle l’accepta comme une certitude contre quoi il eût été fou de s’insurger. Ce n’était pas une évocation artificielle du passé. C’était le passé lui-même qui ressuscitait dans sa réalité vivante.

Réalité également que la transformation lente qui continuait à s’effectuer, non plus dans les lignes mêmes de l’édifice, mais dans sa substance, pourrait-on dire, et qui se révélait par des modifications progressives qu’il n’était possible d’attribuer qu’à la seule action du temps. La grande masse blanche s’assombrit. Le grain des pierres s’usa et s’effrita, et elles prirent cet aspect d’écorce rugueuse que leur donne le grignotement des années patientes. Certes, elle ne vieillissait pas, mais elle vivait, car l’âge c’est la beauté et la jeunesse des pierres auxquelles l’homme imposa la forme de ses rêves.

Elle vivait et respirait à travers les siècles, plus fraîche à mesure qu’elle se fanait, plus ornée à mesure que ses légions de saints et d’anges se mutilaient Elle chantait son hymne pieux en plein ciel, au-dessus des maisons qui, peu à