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JE SAIS TOUT

lentement, en bande désordonnée, leur pique sur l’épaule, et, quelques-uns, leur casque à la main. Parfois, il en est qui s’arrêtent et qui boivent.

De temps en temps, on se rend compte que ces soldats servent d’escorte à un groupe central, formé par quelques chefs, par des civils vêtus de robes comme des prêtres, et, un peu à l’écart, par quatre femmes qui cachent, sous de longs voiles, le bas de leur visage. Puis, soudain, à un tournant, le groupe s’étant un peu disloqué, nous apercevons une lourde croix étendue, qui s’élève en cahotant. Un homme est dessous, comme écrasé par l’intolérable fardeau qu’il est condamné à porter jusqu’au lieu du supplice. Il trébuche à chaque pas, fait un effort, se redresse, retombe, se traîne encore, et rampe, et s’accroche aux pierres du chemin, et ne bouge plus. Un coup de bâton donné par un des soldats n’y fait rien. Il est à bout de forces.

À ce moment un homme descend le sentier pierreux. On l’arrête et on lui ordonne de soutenir la croix. Il n’y réussit pas et s’éloigne vivement. Mais, comme les soldats se retournent avec leurs piques vers celui qui est couché à terre, voilà que trois des femmes s’interposent et qu’elles s’offrent à porter le fardeau. L’une d’elles en prend l’extrémité, les deux autres se placent aux deux bras, et elles gravissent ainsi l’âpre colline, tandis que la quatrième femme relève le condamné et le soutient dans sa marche hésitante.

À deux endroits, nous pouvons suivre encore la montée douloureuse de celui qui s’en va vers la mort. Et, ces deux fois là, son visage nous est offert, isolé sur l’écran. Nous ne le reconnaissons pas. Il diffère du visage que nous attendions d’après les représentations que l’on en donne habituellement. Mais comme il satisfait, plus encore que l’autre, l’idée profonde qu’il évoque en nous par sa présence réelle ! C’est Lui, sans que nous ayons le droit d’en douter une seconde. Il vit devant nous. Il souffre, Il va mourir devant nous. Il va mourir ! Chacun de nous voudrait bien écarter les menaces de cette mort affreuse, et chacun de nous appelle de toute son âme quelque paisible vision où nous l’apercevrions au milieu de ses disciples et de ses douces amies. Mais les jours heureux ont passé, et nous avons peur de ce qui se prépare. Les soldats, en arrivant au lieu du supplice, ont un air plus dur. Les prêtres avec des gestes consacrés maudissent les pierres où s’élèvera le poteau, et se retirent, la tête basse.

Et voici la croix sous laquelle les femmes sont courbées. Le condamné les suit. Elles sont deux maintenant sur lesquelles il est appuyé. Il s’arrête. Rien ne peut plus le sauver. Quand nous le revoyons après une courte interruption de l’image, la croix est dressée, et l’agonie commence.

Je ne crois pas que jamais assemblée d’hommes ait tressailli d’une émotion plus violente et plus noble que celle dont nous subissions l’étreinte à cette heure, qui était, il faut bien le comprendre, l’heure même où se réglait, pour des siècles et des siècles, le destin du monde. Nous ne la devinions pas à travers les légendes et les déformations. Nous n’avions pas à la reconstituer d’après des documents incertains, ou à l’imaginer selon notre fantaisie et notre sensibilité. Elle était là cette heure unique. Elle vivait devant nous, dans un décor qui n’avait point de grandeur, mais qui nous semblait très humble et très pauvre. La masse des curieux s’en était allée. Une douzaine de soldats buvaient et jouaient aux dés sur une pierre plate. Quatre femmes se tenaient à l’ombre d’un homme crucifié dont elles baignaient les pieds de leurs larmes. Au sommet de deux collines proches, deux silhouettes se tordaient sur leurs croix. Voilà tout.

Mais quel sens nous donnions à ce spectacle morne ! Quelle tragédie formidable se déroulait sous nos regards ! Les battements qui agitaient nos cœurs gonflés d’amour et de détresse, étaient les battements même de ce cœur divin. Ses yeux las se baissaient sur les mêmes choses que nous contemplions, sur le