Page:Leblanc - Le rayon B, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/38

Cette page a été validée par deux contributeurs.
586
JE SAIS TOUT

Précaution inutile. Le danger qui menaçait Massignac ne venait pas de la foule. Elle se tenait dans un silence religieux, comme préparée à la célébration de quelque office solennel. Ni applaudissements, ni invectives à l’égard de Massignac. On attendait gravement ce qui allait se produire, sans que personne doutât que cela fût sur le point de se produire. Les spectateurs des gradins les plus élevés — j’étais de ceux-là — tournaient souvent la tête. Au ciel pur, tout luisant d’or, brillait Vénus, Étoile du Soir.

Quelle émotion ! Pour la première fois des hommes avaient la certitude qu’ils étaient regardés par des yeux qui n’étaient pas les leurs et veillés par des esprits qui différaient de leur esprit. Pour la première fois, ils s’unissaient de façon tangible à cet au-delà de l’espace, peuplé jadis de leurs seuls rêves et de leurs seuls espoirs, et d’où maintenant descendait vers eux le regard affectueux de leurs frères nouveaux. Ce n’étaient pas des légendes et des fantômes jetés en plein ciel par nos âmes inassouvies, mais des êtres vivants qui s’adressaient à nous dans le langage vivant et naturel des images, jusqu’à l’heure où nous causerions avec eux comme des amis à jamais retrouvés.

Leurs yeux, leurs Trois Yeux, furent infiniment doux ce jour-là, chargés d’une tendresse qui semblait de l’amour, et qui nous fît tressaillir d’une égale tendresse et d’un même amour. Qu’annonçaient-ils, ces yeux de femme, ces yeux de plusieurs femmes, qui palpitèrent devant nous avec des sourires, des promesses, une telle séduction et une telle volupté ? De quelles scènes heureuses et charmantes de notre passé allions-nous être les témoins émerveillés ?

J’observai mes voisins. Tous étaient comme moi, tendus vers l’écran. D’avance le spectacle creusait les visages. Je notai la pâleur de deux jeunes gens. Une femme, que des voiles de deuil m’empêchaient de voir, tenait son mouchoir à la main, prête à pleurer.

Ce fut d’abord un paysage de lumière violente qui nous apparut, un paysage italien, avec une route poudreuse, où des cavaliers, vêtus d’uniformes comme en portaient les armées de la Révolution, galopaient autour d’une berline attelée de quatre chevaux. Puis, tout de suite, ce fut, dans un jardin d’ombre, à l’extrémité d’une allée de cyprès noirs, une maison aux volets fermés qui reposait sur une terrasse fleurie. La berline vint s’arrêter au pied de cette terrasse, et repartit après avoir déposé un officier qui bondit jusqu’à la porte et frappa du pommeau de son sabre. La porte s’ouvrit presque aussitôt. Une grande jeune femme s’élança de la maison les bras tendus vers l’officier. Mais, au moment de s’étreindre, ils reculèrent tous deux de quelques pas, comme pour suspendre leur bonheur afin d’en mieux goûter l’ivresse.

Alors l’écran nous montra le visage de cette femme, et aucun mot ne saurait dire l’expression de joie et d’amour éperdu qui faisait de ce visage, pas très beau ni très jeune, la chose du monde la plus frémissante de jeunesse et de beauté. Puis les deux amants se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, comme si leurs vies, trop longtemps séparées, cherchaient à n’en plus faire qu’une. Et leurs bouches s’unirent.

Nous ne sûmes plus rien de l’officier français et de sa maîtresse italienne. Une autre image succéda, moins lumineuse, mais aussi nette, l’image d’un long rempart crénelé, bossué de tours rondes à machicoulis. En bas et au milieu, parmi les ruines d’un bastion, il y avait des arbres rangés en demi-lune, de chaque côté d’un vieux chêne. Et peu à peu, de l’ombre de ces arbres, sortit en pleine clarté une toute jeune fille, coiffée du hennin et vêtue d’une ample robe qui traînait à terre. Elle s’arrêta les mains ouvertes et levées. Elle apercevait quelque chose que nous ne pouvions voir, nous. Sa jolie figure eut un adorable sourire. Ses yeux se fermèrent à moitié, et sa mince silhouette sembla défaillir et attendre. Ce qu’elle attendait, c’était un jeune garçon, qui vint