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Pasquarella reprit :

— Je ne questionnais jamais Boniface, car mes questions l’auraient tourmenté. Mais Ludovic l’interrogeait, lui, avec acharnement, et ne cessait de déplorer l’absence de Jéricho. Alors, à regret, malgré lui, Boniface répondait, et moi, de ma mansarde, je l’écoutais désespérément. Souvent, il évoquait à demi-voix certains de leurs exploits communs et en parlait avec fierté. Mais quelquefois, pressé par Ludovic, tous deux un peu pris de boisson, il confiait des choses plus secrètes, que j’avais du mal à entendre. C’est ainsi que j’ai surpris le nom de ce monsieur que j’avais vu à Mirador, M.  Forville, et que je vous ai envoyé une lettre de Boniface à Forville, écrite autrefois.

— La lettre est donc bien de Boniface ? demanda Maxime.

— Oui. C’est Boniface qui a fait venir M.  Forville à Naples. Jéricho et lui voulaient s’emparer d’un sac de bijoux et d’un gros paquet de titres avec lesquels M.  Manolsen voyageait. Et puis le rendez-vous a manqué.

— Par la faute de Jéricho, n’est-ce pas ?

— En effet. Ils devaient se retrouver tous les trois, au bord de la mer. Mais Jéricho, étant venu auparavant se promener dans le jardin de l’hôtel, y est resté deux heures.

— Pourquoi donc ? demanda Ellen-Rock.

— Eh bien, il avait aperçu Mlle Manolsen assise près du bassin, et s’amusant à cueillir des fleurs et à tresser des couronnes.

— Et alors ?

— Alors il s’est attardé là, oubliant le rendez-vous. Et, après, il a refusé de s’occuper de l’affaire, ne voulant pas voler le père de la jeune fille qu’il avait admirée.

Il y eut un silence. Ellen-Rock et Nathalie avaient échangé un regard. Ellen-Rock dit à Pasquarella :

— Êtes-vous bien sûre ? Jéricho a vu Mlle Manolsen près du bassin ?

— Rien d’étonnant, observa Nathalie. J’allais m’asseoir là tous les jours.

— Certes, répondit-il sourdement — et Nathalie qui était près de lui fut seule à l’entendre — certes, il y a tant de coïncidences !… J’étais là aussi, et nous vous admirions peut-être non loin l’un de l’autre, quand vous vous couronniez de fleurs… Comme c’est étrange ! Jéricho et moi frappés tous deux par cette même vision de grâce !

Et, haussant le ton, il interrogea :

— Cependant, malgré son revirement et ses bonnes résolutions, Jéricho a poursuivi M.  Manolsen. Mlle Manolsen retournait à Paris et Jéricho, avec Boniface et Zafiros, est parti pour Palerme.

— Oui, dit Pasquarella, car il voulait à tout prix reprendre le médaillon que lui avait dérobé un de ses hommes, le Turc Ahmed. Or, le jour même où M.  Manolsen s’embarquait, Jéricho apprenait que M.  Manolsen avait acheté le bijou au Turc.

— Soit, mais son enthousiasme pour Mlle Manolsen ne l’a pas empêché de donner un ordre de mort ?

Pasquarella répondit :

— Ludovic aussi a remarqué cette contradiction, et il l’a dit à Boniface, qui répliqua : « Justement, Jéricho ne parlait que d’elle, il en était fou et voulait courir après elle. Alors il a pensé qu’en se débarrassant du père — c’est l’expression de Boniface — il aurait plus de facilité pour s’emparer de la fille… comme il avait fait avec ma sœur.

Nathalie frissonna.

— Pourquoi voulait-il ce médaillon ?

— Je ne sais pas, et Boniface non plus. Il a répété que Jéricho lui a dit deux fois à cette époque : « Ça vaut plus de vingt millions. Ça n’a pas de prix. » Boniface croit qu’il a mis toute sa fortune là-dedans. Alors, n’est-ce pas ? retrouver le médaillon, se rendre maître de Mlle Manolsen, ce fut son but. Et ils se mirent en chasse tout de suite.

— Tout de suite ? Comment le sais-tu, Pasquarella ?

— Eh bien, l’autre jour, Boniface vidait le fond de sa valise d’un tas de bouts de papier qui y traînaient, et je l’ai entendu qui disait à Ludovic : « Tiens, mon garçon, regarde si l’on était bien organisé dans ce temps-là, et si Jéricho avait de l’ordre. Voici, de sa main, l’itinéraire qu’a suivi la petite Manolsen, un mois après la mort de son père. Le 15 juin, elle quitta Paris. Le 17, Bruxelles. Le 20, Berlin. Le 22, Bucarest… Or, vois-tu, Ludovic, le 26 juin, à Constantinople, nous devions surveiller son arrivée, nous saisir d’elle et l’embarquer avec nous. »