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Pris au dépourvu, n’ayant pas envisagé d’obstacle et ne connaissant pas la supériorité physique d’Ellen-Rock, Forville se vengea par des injures grossières, qu’il n’osait prononcer qu’à voix basse et en se tenant à distance.

L’émotion avait paralysé Nathalie au point qu’elle ne chercha pas à s’interposer. Ses jambes se dérobaient sous elle. Cependant, elle n’éprouvait aucune crainte, tellement Ellen-Rock lui apparaissait tranquille. Rien ne se passerait qui ne fût normal et très simple. Et d’autre part, Forville, qui avait déjà perdu son prestige à ses yeux depuis l’avortement de sa tentative contre elle, au Paris-Palace, prenait maintenant figure d’adversaire ridicule et peu dangereux. Que pouvait-il en face d’un Ellen-Rock ?

Celui-ci, affectant de dédaigner le vaincu, se tourna vers Nathalie.

— Vous excuserez mon intervention, mademoiselle, et la manière un peu brutale que cet individu m’a contraint d’employer. Je vous dois des explications. Elles seront brèves.

Il avait recouvré, en face de Nathalie, ses façons courtoises du premier jour et ne s’exprimait plus de cet air absorbé dont il ne s’était pas départi en Sicile. Agacé par les grognements de Forville, il lui lança impérieusement :

— Tais-toi ! Tout ce que tu peux dire ne sert à rien. Tu es là pour subir mes décisions.

Forville fut maté, autant par l’intonation que par le tutoiement, et ne broncha plus. Alors, la situation étant bien dessinée, Ellen-Rock demanda à Nathalie la permission de l’interroger, et il commença :

— L’arrivée à Paris avec votre amie Muriel Watson était annoncée, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Pour quel jour ?

— Pour après-demain seulement. Mais ce matin, sa dame de compagnie, ou une dame qui se faisait passer pour telle, et que je suppose être la personne que j’ai vue en bas, m’a téléphoné que Muriel avait avancé son voyage et s’était installée ici à Versailles.

— Elle ne s’est pas installée ici. Je suppose même qu’elle n’est pas en France.

— Donc ce coup de téléphone ?

— Un piège, où vous deviez forcément tomber.

— Un piège ? Certes, je ne me doutais de rien.

— Vous voyez maintenant la vérité, mademoiselle ? Et vous ne vous faites plus d’illusions sur le personnage ?

— Aucune illusion.

— Il me sera donc facile de vous convaincre et de vous le montrer, non pas comme un amoureux éconduit et qui veut prendre sa revanche, mais sous son vrai jour.

Forville haussa les épaules et ne jugea pas nécessaire de protester. Ellen-Rock poursuivit :

— Il y a un mois que je le surveille et que Maxime le surveille, jour et nuit. Dès les premières minutes, j’ai senti que cet homme était un fourbe et qu’il faudrait un jour vous débarrasser de lui. Fatalement, ne réussissant pas à vous conquérir et à vous imposer le mariage, il devait arriver à un coup de force. Pour y parer, il fallait savoir où cela se produirait. C’est ainsi qu’à force de recherches, Maxime a découvert, avec ses amies, que Forville, après la mort de votre père, avait acheté en sous-main cette maison et le magasin de dépôt qui en dépendait et qui lui sert pour des raisons que je vous dirai. La maison fut pour lui un pied-à-terre commode, une garçonnière à l’occasion, et il y installa comme gardienne cette vieille dame assez équivoque et qui, depuis quelque temps, est à ma solde. J’ai donc été averti de l’embuscade et introduit par le magasin.

Nathalie murmura :

— Vous m’assurez que tout cela est exact ?

— La meilleure preuve, c’est ce qui s’est passé. Du reste, Forville avoue, puisqu’il se tait.

Forville déclara avec emphase :

— J’avoue que j’aime Nathalie. J’avoue que je n’ai reculé devant rien pour atteindre mon but et pour l’obliger au mariage.

— Oui, s’écria Ellen-Rock, le mariage, parce que le mariage, c’est la possession de la fortune, c’est la mainmise définitive sur l’héritage, sur tous les titres et sur toutes les affaires de M. Manolsen, et que c’est votre dernière ressource.