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ne nous a donné ni la sagesse ni la douceur, et peut-être même, au contraire, lui devons-nous cet excès d’orgueil qui, bien souvent, nous a perdus. Mais elle est enfermée dans ce médaillon, et je possède, au fond d’un coffre, de vieux parchemins qui attestent son absolue authenticité. Gardez-la, Nathalie. Vous me la rendrez un jour lorsque je me sentirai digne de vous, et que vous pourrez ramener ici, dans son domaine, Jean de Plouvanec’h.

Nathalie murmura, d’une voix à peine perceptible :

— Et Armelle d’Annilis ?…

Il répondit :

— Son espoir s’épuisera de lui-même. Je l’ai aperçue tout à l’heure et j’ai surpris ses paroles. Ce n’est déjà plus une fiancée très douloureuse. Elle oubliera.

Il cueillit dans une touffe d’herbe le brin le plus épais, l’allongea sur le côté d’un de ses pouces et le maintint avec son autre pouce, également allongé. Il s’en servit alors comme font les enfants et, collant sa bouche, souffla violemment. Un cri rauque et strident jaillit qu’il répéta à trois reprises.

— Écoutez, dit-il. Vous n’aviez pas entendu un bruit de pas ? Oui, un bruit de pas qui venaient à travers les ruines !…

Il souffla de nouveau. Les pas se précipitèrent. Et, soudain, sur le haut d’une pente, à cinquante mètres, apparut le vieux Geoffroi. Il était haletant. D’un air effaré, il cherchait d’où venait l’appel.

Pour la troisième fois, Ellen-Rock souffla sur l’herbe tendue qui vibrait entre ses pouces.

— C’était mon signal d’enfant, quand je rentrais de la maraude et que je demandais à Geoffroi son aide pour franchir le mur.

À mesure que le vieux régisseur approchait, son allure devenait plus lente. Il suffoquait. S’il reconnaissait le signal d’autrefois, il ne discernait de loin, avec ses yeux fatigués, que la silhouette de son maître. À dix pas seulement, il eut un doute, et aussitôt assailli par une certitude subite, il chancela. Ellen-Rock le reçut dans ses bras, et le vieux balbutia :

— Jean ! Ah ! est-ce possible… mon petit Jean !… La demoiselle d’Annilis avait donc raison ?… Mon petit Jean…

Ellen-Rock l’amena près de Nathalie et lui dit :

— Voici ta maîtresse, Geoffroi… Voici la dame de Plouvanec’h…

Le vieux salua, acceptant du coup la nouvelle châtelaine. Ellen-Rock, qui avait hâte d’en finir, se pencha sur lui :

— Pas de mots inutiles, Geoffroi. Oui, je sais, tu m’aimes bien… et tu voudrais me le dire, et me garder près de toi. Ce n’est pas possible… Je pars. Écoute-moi. Je t’enverrai un peu d’argent de temps à autre… Tu remettras le domaine en ordre, autant que possible, selon l’ancien plan que tu dois avoir. Un jour, dans quatre ou cinq ans, il faut qu’il soit habitable… Surtout, ne dis pas à Mlle d’Annilis que tu m’as vu.

Il l’embrassa et revint vers Nathalie.

— Peut-être voudrez-vous réparer un peu du mal que j’ai fait. Ainsi, je suis sûr que là-bas, à Castelserano, votre visite serait utile chez les Dolci… et puis il y aura d’autres tâches à remplir, d’autres devoirs… je vous écrirai.

Elle promit d’un signe de tête. Il la regarda longtemps. Elle avait les yeux humides et une figure bouleversée d’émotion et d’amour.

— Adieu, Nathalie.

— Au revoir, murmura-t-elle.

— Vous m’aimez, n’est-ce pas ?

— Je vous aime.

Ils ne se dirent plus un mot. Et il s’en alla.

Elle le vit plusieurs fois, sur le sentier qui conduisait à la grille. Elle eût bien voulu le suivre. Pourquoi se quitter ? À quoi bon des épreuves encore et tant de précautions contre le destin ? Ne l’aimait-elle pas, qu’il fût Jean de Plouvanec’h, Ellen-Rock, ou même Jéricho ?

Près d’elle, le vieux tremblait comme une feuille. Avec sa canne, il se mit à faire du fleuret, des contres-de-quarte et des coupés-dégagés. Elle chuchota :

— Nous n’attendrons pas si longtemps, mon bon Geoffroi. Remettons le domaine en ordre. Relevons ce qui peut être relevé. Dans quelques mois, j’irai chercher Jean de Plouvanec’h.

Là-bas, sur la route qui montait de la grille vers la forêt, elle apercevait encore sa haute silhouette. Il marchait à longues foulées, de son allure de grand fauve, élevé sur jambes, le buste balancé et les épaules lourdes. Quelle puissance et quelle étrangeté !

Elle évoqua la lignée tumultueuse des sires de Plouvanec’h. Elle pensait aussi, avec un frisson, sans crainte de ce qu’il adviendrait, que cet homme était Jéricho. Et elle se rappelait les vers du poète : « Comment pouvait-il ainsi entraîner la confiance ? C’était le pouvoir de la pensée, la magie de l’âme. Il façonnait à son gré l’esprit des autres… »


FIN