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dans mon pays, dans mon seul passé véritable, lequel va de ma naissance à mon départ pour la guerre. Ce qui s’est produit par la suite, égarement, déséquilibre, folie, ténèbres où tous les Plouvanec’h du Moyen Age, pirates et scélérats, s’en sont donné à cœur joie, il n’en est plus question. C’est la guerre. Si elle m’a grisé d’héroïsme, et si je me suis battu comme un fou, en revanche, elle a fait remonter, des bas-fonds où dormaient mes instincts, tout ce qu’il y avait en moi de barbare et de sauvage. Si j’ai pris goût au mal, si j’ai assommé deux sentinelles pour m’enfuir d’Allemagne, si j’ai pillé en Russie, pillé en Turquie, volé mon premier bateau de pirate, c’est la folie de la guerre. Or, tout cela est fini. Le cou de massue de Boniface m’a rendu la raison. Je suis et ne peux plus être que Jean de Plouvanec’h. Et c’est Jean de Plouvanec’h qui veut vous dire…

Après une hésitation, il compléta sa pensée.

— …Qui veut vous dire ce que vous êtes pour lui et vous demander ce qu’il est pour vous.



V

« Adieu, Nathalie !… »

Nathalie, qui jusque-là avait écouté sans un geste, fut soulevée d’une colère subite. De tels mots la révoltaient, et peut-être plus encore, l’effrayaient.

— Pas une parole à ce propos… Je vous le défends… Ce que je suis pour vous m’importe peu. Et que m’importe aussi que vous soyez Jéricho ou Jean de Plouvanec’h !

— Il faut m’écouter, s’écria-t-il avec plus de véhémence. Deux êtres comme nous, que le destin a liés si fortement, n’ont pas le droit de se quitter sans voir en pleine clarté le fond de leur âme.

Elle protesta de nouveau :

— Je ne vous permets pas. Est-ce que, pendant des semaines, vous ne vous êtes pas conduit avec moi comme un étranger ?

— Comme un étranger qui vous aimait, dit-il avec une exaltation imprévue qui changea le ton même de leur entretien. Depuis le jour où, dans le jardin de Naples, vous vous couronniez de fleurs, je n’ai vu que vous. Dans la nuit même où j’ai vécu durant des mois, le cerveau rempli d’une ombre impénétrable, c’est votre image seule qui demeura. Je n’ai pas eu d’autre guide que cette vision de jeunesse et de beauté. Il est possible que, plus tard, je vous aie paru indifférent ou hostile, mais au milieu de mes efforts épuisants vers la vérité, je ne songeais qu’à vous et je n’espérais qu’en vous. Depuis le jardin de Naples jusqu’à Mirador, et depuis la vallée de Ségeste jusqu’à la minute même que nous vivons, je n’aperçois en moi que de l’amour, l’amour le plus profond et le plus lumineux. Et vous, Nathalie, maintenant que je me suis montré tel que j’étais, me parlerez-vous à votre tour de vos sentiments secrets ?

— Moi ?

— Oui. Nous sommes deux, l’un en face de l’autre. Ne serez-vous pas loyale à votre tour, et si nous devons nous quitter, ne faut-il pas aussi que j’entende les mêmes paroles que vous avez entendues ?

De sa main puissante, il capta les deux poignets de la jeune fille et prononça avec une ardeur contenue :

— Rappelez-vous Mirador… Comme vous étiez émue ! Tout de suite, il y a eu en vous ce quelque chose d’exaltant qui fut en moi. Est-ce que vous auriez agi comme vous l’avez fait si vous n’aviez pas été soulevée par la même passion miraculeuse ? N’avons-nous pas subi le même délire ? N’est-ce pas plus que des amis qui écoutaient ensemble le bruit des barques et qui se penchaient sur l’abîme ? Et n’est-ce pas les sensations les plus effrénées de toute votre vie que celles que nous éprouvions l’un près de l’autre, et l’un par l’autre, quand la cloche sonnait, quand le feu flambait au-dessus de la mer et quand le chant de la guitare s’éloignait ? Rappelez-vous, Nathalie… Est-ce une indifférente qui a suivi, ce soir-là, l’étranger que j’étais, et qui s’est embarquée avec lui, sans le connaître ?

— Taisez-vous ! taisez-vous ! balbutia Nathalie, que l’évocation de ces heures bouleversait. Taisez-vous ! Je n’admets pas…

Elle tentait l’impossible pour se dégager. Elle rougissait de honte et d’indignation.