Page:Leblanc - La frontière, paru dans l'Excelsior, 1910-1911.djvu/168

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui donnait une autorité soudaine. Et elle poussa tout le monde, jusqu’à l’escalier, jusqu’au vestibule…

— Allez, qu’on nous laisse… Gridoux, retournez à la mairie…

— C’est ça, dit Saboureux, en étreignant le bras du garde-champêtre, retourne à Saint-Élophe, Gridoux, et qu’on envoie les soldats chez moi, hein ? Qu’on me défende, crebleu ! Les uhlans vont tout brûler, ma maison ! ma grange ! mes récoltes !…

Ils sortirent en tumulte. Longtemps encore, par la fenêtre du jardin, Philippe distingua les exclamations de maître Saboureux. Et l’image de tous ces êtres, bruyants, inquiets, qui s’étourdissaient de paroles et de mouvements, qui se ruaient de côté et d’autre sous des impulsions irraisonnées, cette image évoquait en lui la vision des grandes foules éperdues que la guerre allait déchaîner comme les vagues d’un océan.

— Allons, se dit-il, c’est l’heure d’agir.

Il prit sur la table un indicateur et chercha la gare de Langoux. À Langoux, passait la nouvelle ligne stratégique qui, suivant les Vosges, descend vers Belfort et vers la Suisse. Le soir même, il s’en rendit compte, il pouvait être à Bâle et coucher à Zurich.

Il se leva et regarda autour de lui, le cœur étreint à l’idée de partir ainsi, sans un adieu. Marthe n’avait pas répondu à sa lettre et demeurait invisible. Son père l’avait chassé et ne lui pardonnerait jamais. Il devait s’en aller furtivement, comme un malfaiteur.

— Eh bien, murmura-t-il, en songeant à l’acte qu’il était sur le point d’accomplir, cela vaut mieux. Quand même, malgré tout, puisque la guerre est déclarée, ne devais-je pas être aux yeux de mon père un malfaiteur, un renégat ? Aurais-je eu le droit de lui voler la moindre parole affectueuse ?

Mme Morestal remonta du jardin, et il l’entendit qui gémissait :

— La guerre ! Seigneur Dieu ! la guerre comme autrefois ! Et ton pauvre père qui