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voix anxieuse… Elle était déjà là tout à l’heure ?…

Il n’obtint pas de réponse, et, tour à tour, il épiait vainement le visage de ceux qu’il interrogeait. Durant les trois ou quatre minutes qui s’écoulèrent, aucun des acteurs du drame ne fit un geste. Morestal demeurait assis, la tête inclinée sur sa poitrine. Marthe avait les yeux fixés sur l’ouverture de la tente. Quant à Philippe, il attendait avec angoisse ce surcroît de malheur. Le massacre n’était pas fini. Après son père, après sa femme, après Jorancé, le destin ordonnait qu’il sacrifiât lui-même cette quatrième victime.

Le Corbier, qui l’observait, fut envahi d’une compassion involontaire, presque de sympathie. À ce moment, la sincérité de Philippe lui semblait absolue, et il eut envie de renoncer à l’épreuve. Mais la méfiance l’emporta. Si absurde que fût l’hypothèse, il avait l’impression que cet homme était capable d’accuser mensongèrement la jeune fille devant sa femme, devant son père et devant Jorancé lui-même. Suzanne présente, le mensonge devenait impossible. L’épreuve était cruelle, mais, dans un sens ou dans l’autre, elle entraînait cette certitude irrécusable sans laquelle Le Corbier ne voulait pas conclure son enquête.

Un tressaillement agita Philippe. Marthe et Jorancé se levèrent. La tente fut écartée. Suzanne entra.

Tout de suite, elle eut un mouvement de recul. Au premier coup d’œil, au premier aspect de ces gens immobiles, elle devina le danger que son instinct de femme avait déjà pressenti. Et, toute pâle, sans forces, elle n’osait plus avancer.

Le Corbier lui saisit la main, et doucement :

— Veuillez prendre place, mademoiselle. Il se peut que, pour éclaircir quelques points, votre témoignage nous soit précieux.

Il n’y avait qu’une chaise libre, à côté de Jorancé. Suzanne fit quelques pas et regarda son père, qu’elle n’avait pas vu de-