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n’a jamais connu la peur, qui toujours, aux heures tragiques de son histoire, a réglé ses querelles selon le vieux mode barbare, l’épée à la main, qu’un tel peuple se soit élevé à une pareille notion de beauté et de civilisation, je dis que c’est là son plus beau titre de gloire.

— Des mots ! des mots ! c’est la théorie de la paix à tout prix, c’est le mensonge que tu me conseilles.

— Non, c’est la vérité possible que je vous demande d’admettre, si cruelle qu’elle puisse être pour vous.

— Mais la vérité, s’écria Morestal, en agitant les bras, tu la connais. Trois fois, tu l’as jurée ! Trois fois, tu l’as signée de ton nom ! La vérité, tu l’as vue et entendue, la nuit de l’attaque.

— Je ne la connais pas, dit Philippe d’une voix ferme. Je n’étais pas là. Je n’ai pas assisté à votre enlèvement. Je n’ai pas entendu l’appel de M. Jorancé. Je le jure sur l’honneur. Je le jure sur la tête de mes enfants. Je n’étais pas là.

— Alors, où étais-tu ? demanda Marthe.

VIII

La petite phrase, si terrible en sa concision, sépara net les deux adversaires.

Emportés par l’élan de leurs convictions, ils avaient élargi le débat jusqu’à une sorte de joute oratoire où chacun d’eux luttait ardemment pour les idées qui lui étaient chères. Et Le Corbier se gardait d’interrompre un duel d’où il supposait bien qu’allait jaillir à la fin, parmi les mots inutiles, quelque lumière imprévue.

La petite phrase de Marthe suscita cette lumière. Le Corbier avait déjà noté, depuis le début de la scène, l’attitude étrange de la jeune femme, son mutisme, son regard fiévreux qui semblait scruter l’âme même de Philippe Morestal. À son accent, il comprit toute la valeur de la question. Plus de vaines tirades et de théories éloquentes ! Il ne s’agissait plus de savoir qui, du père ou du fils, pensait avec le plus de justesse et servait son pays avec le plus de dévouement.