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Il n’acheva pas. Balthazar lui avait plaqué la main sur la bouche. L’idée que ces trois lettres mystérieuses allaient être prononcées une fois de plus le mettait hors de lui, et il fallut que Coloquinte l’apaisât et le suppliât de garder le silence. Il se rassit donc.

M. Vaillant du Four en profita pour avaler encore une mesure de rhum et, aussitôt ragaillardi, expliqua, tandis que Balthazar serrait les poings :

— Un an après ta naissance, nous habitions, ta mère et moi, une auberge isolée sur les bords de la Saône, au lieu-dit le Val Rouge. Nos affaires ne marchant pas, Gertrude, qui était une créature du Bon Dieu, audacieuse, infatigable et jamais à court de bonnes idées, fit passer une annonce dans un journal de Paris, disant que la pouponnière du Val Rouge recevait des nourrissons de dix à quinze mois et qu’ils s’y trouvaient élevés dans des conditions parfaites d’hygiène et de bon air. L’annonce réussit. En quelques semaines, quatre nourrissons nous furent apportés par des parents ou par des intermédiaires qui cherchaient évidemment à se débarrasser d’eux.

»  Profitant de la situation, je fus intraitable. J’acceptais les enfants et je promettais la discrétion, mais à la condition qu’on me révélât le nom des parents et le prénom des gosses, et qu’on s’engageât par écrit à me verser une somme annuelle qui variait selon le cas. La rente cessant, le Val Rouge n’aurait plus aucune responsabilité.

» C’est ainsi que le sieur Gourneuve m’abandonna Gustave, et que la famille de Coucy-Vendôme me remit le petit Godefroi. Mustapha me fut confié par un pacha, et Rudolf par un prince allemand.

» Dès lors, ce fut l’aisance. Les quatre marmots qui étaient à peu près de ton âge, prospéraient et s’amusaient avec toi. Gertrude, ton excellente mère, était heureuse. J’eus bientôt assez d’argent pour courir les départements voisins et placer du petit vin de Bourgogne.

» D’un coup, tout cela fut anéanti. Il y eut des inondations. Un jour que je rentrais de voyage, j’appris qu’une crue subite de la Saône avait ravagé la maison et enlevé ta mère et tes quatre camarades. C’était le désespoir et c’était la ruine. À la longue, je surmontai mon désespoir, mais je ne pus me résoudre à la ruine.

» Balthazar, c’est ici que j’entrai dans la mauvaise route, où, depuis, j’ai persévéré énergiquement. Je n’avertis aucune des quatre personnes qui m’avaient confié les enfants, du malheur qui les frappait. Je quittai la région et j’allai m’établir avec toi à l’autre bout de la France, en pays basque.

» De cet endroit, six mois plus tard, j’écrivis au sieur Gourneuve que, pour dépister toutes les recherches, je croyais devoir désigner son Gustave sous le nom de Balthazar, et que cet enfant porterait comme signe d’identité, les trois lettres M. T. P. (c’étaient là les trois lettres dont t’avait marqué, en mon absence, un matelot basque qui était quelque peu gris). J’envoyai la même missive à mes trois autres correspondants, et, de la sorte, je continuai de recevoir, au nom du seul Balthazar, les quatre pensions qui m’étaient versées pour les quatre petits défunts.