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— De quelques explications… formula Balthazar.

L’officier ne savait pas grand’chose.

— Tout ce que je puis vous dire, monsieur, c’est que je dois vous remettre aux partisans de Revad pacha.

— Revad pacha ?

— Oui, vous n’ignorez pas que le petit groupe de tribus qui obéit à Revad pacha est soutenu par la France, tandis que l’Angleterre protège naturellement l’autre groupe, commandé par la Catarina, l’ancienne femme et l’ennemie mortelle de Revad pacha. Or, Revad pacha vous a réclamé.

— Et c’est pourquoi, dit Balthazar, un agent anglais, après avoir voulu m’acheter, a procédé à mon enlèvement, et c’est pourquoi la police française m’a repris à lui.

— Justement.

— Mais que me veut ce Revad pacha ? Du bien ou du mal ?

— Du bien, à en juger par les instructions que j’ai reçues. Lisez : « Le sieur MusTaPha (c’est votre véritable nom, paraît-il) sera traité de la façon la plus déférente… »

Balthazar tressauta. Ce nom de Mustapha était inscrit avec les trois majuscules fatidiques… M. T. P. ! L’obsédante formule le poursuivrait donc toute sa vie !

Le lendemain, il aperçut, par le hublot, le cône du Vésuve. Il était alors très calme, tout à fait maître de lui, et il débita les réflexions judicieuses qu’il eût communiquées à Coloquinte si la jeune fille avait été près de lui :

« Ne crois pas, Coloquinte, que je sois le moins du monde affecté dans mes opinions. La vie me semble toujours simple, et composée de petits frais auxquels notre imagination donne une importance qui varie selon notre équilibre nerveux. Je ne nie d’ailleurs pas que ces faits ne soient assez troublants pour un esprit superficiel. J’ai l’impression de vivre la parodie d’un roman d’aventures, que le romancier s’amuse à pousser à l’excès tout en s’efforçant de rester dans le réel. Le réel, Coloquinte, c’est moi, c’est ma doctrine, c’est ma raison, c’est mon souci de tout ramener à la juste proportion. Il arrivera donc un moment où le romancier devra abattre son jeu, et tu verras alors, Coloquinte, que cela n’est qu’un bluff, et que tous ces événements ne sont que les remous insignifiants d’une vie quotidienne bien réglée et logiquement ordonnée. »

Au crépuscule, des souvenirs de chromos lui permirent de reconnaître les côtes de Sicile et de Calabre. Puis on piqua droit à travers l’Adriatique.

Dès l’aube, le torpilleur stoppa.

Balthazar et ses quatre compagnons furent installés dans le canot à moteur qui, trente minutes après, accostait une grande barque chargée d’hommes à figure basanée, armés jusqu’aux dents, et dont les petites jupes blanches toutes plissées laissaient voir les jambes nues. Le professeur estima que ce devait être des Grecs, des Épirotes ou des Albanais, partisans en tout cas du pacha qui le réclamait.

On l’agrippa vivement, avec des protestations de respect et des gestes qui l’écartelèrent. La barque mit une heure à gagner une côte abrupte où, devant une chaîne de montagnes grises, des villages à remparts crénelés se tenaient en équilibre à la pointe de rochers en pain de sucre.