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Il avala une bonne demi-douzaine de gâteaux et repartit.

Coloquinte, avide de savoir ce qu’elle devait penser, épiait les paroles du maître.

Il les prononça d’un ton réfléchi :

— J’avoue que les événements, dit-il, revêtent quelquefois les apparences du plus mauvais roman d’aventures. Vraiment, des yeux mal habitués apercevraient, dans ce qui m’arrive, des péripéties extraordinaires, alors qu’il me suffira, je n’en doute pas, pour remettre toutes ces histoires à l’échelle de la vie, et pour te montrer une fois de plus qu’il n’y a pas d’aventures, d’un tout petit peu de discernement.

Par malheur, le discernement comptait au nombre de ces avantages qui manquaient le plus à Balthazar. Cela lui faisait défaut comme l’esprit d’observation, comme le pouvoir de s’analyser, comme la faculté de voir clair en lui, comme le sens du réel, et comme beaucoup de qualités fort utiles. L’aveugle Balthazar n’avait guère pour se conduire d’autre guide qu’un cœur éperdu de tendresse, un cœur dont il avait, par peur d’en trop souffrir, étouffé les battements sous le poids de la philosophie quotidienne, et qui se réveillait soudain à l’appel imprévu de deux pères décapités et de deux mères inconnues…



V

Le « Dé d’argent » et les « Lions de l’Atlas »


D’anciens fossés se creusent au bas de jardins en pente que dominent de vieilles maisons grises. Des statues, des fleurs, des rectangles de légumes, voilà ce que Balthazar et Coloquinte aperçurent du haut des promenades qui ceignent, d’un côté, la petite ville de Gournay.

— C’est ici qu’elle demeure, dit-il, ici que s’écoule, depuis un quart de siècle, sa monotone existence.

Il relut le rapport de l’agence X. Y. Z.

« Monsieur,

» Ci-après, nous vous prions de trouver le résultat des investigations que nous avons effectuées sur votre demande, avec l’unique renseignement de la brouille qui divisa le comte Théodore et la famille de Coucy-Vendôme, à propos de la demoiselle Ernestine Henrioux. Cette demoiselle, native d’un village voisin du château, fut à la fin abandonnée par le comte Théodore, et, après un séjour à Paris, s’établit couturière en la ville de Gournay. Dix ans de labeur opiniâtre lui permirent d’acheter une petite mercerie : « Au Dé d’argent » et de se créer une clientèle de choix qui ne dédaigne pas de venir causer avec elle dans sa boutique. Mêlée à toutes les œuvres de bienfaisance, décorant elle-même l’église aux jours de cérémonie religieuse, elle est entourée de la considération unanime, et jamais le moindre propos n’est venu rappeler qu’il y ait eu dans son passé l’agitation et les tristesses d’un drame passionnel.

» Pour l’autre enquête dont vous avez bien voulu nous charger, relativement à la dompteuse Angélique, directrice de la ménagerie « Les Lions de l’Atlas… »


Balthazar replia la feuille, et, comme onze heures sonnaient au clocher voisin :

— J’y vais, dit-il, avant qu’elle ne déjeune.