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ils ne savent d’où, c’est un tel miracle que de prendre racine au même endroit !…

Balthazar n’aurait su se passer de Coloquinte. Il la voyait toujours telle qu’au début, comme une enfant, mais une enfant qui lui était devenue indispensable, ainsi qu’auraient pu l’être à la fois une gouvernante, une secrétaire, une habilleuse, un domestique, un bon chien fidèle, enfin tout ce qui est susceptible de rendre service et de se dévouer. Elle n’en demandait pas davantage.

— Allons, dit Balthazar, qui se mit en route.

L’institution de demoiselles où il tenait la chaire de philosophie occupait un petit hôtel du quartier Monceau. Trente jeunes personnes de la bourgeoisie moyenne cernaient l’estrade et jacassaient tandis que Balthazar exposait ses idées et théories. Jamais il n’avait pu obtenir de ces trente personnes qu’elles voulussent bien garder toutes à la fois le silence. Elles l’avaient, dès le début, jugé comme un de ces individus de second plan à qui l’on ne doit ni respect ni attention.

« La philosophie quotidienne, disait-il, envisage l’existence sous un angle pratique. Le bonheur n’est pas dans les grandes joies et les grands sentiments, mais dans les petites choses et les petits attachements. Ne s’intéresser qu’à ce qu’on voit et à ce qu’on touche. Borner son ambition à ce que la main peut atteindre. Ne pas rêver. Ne pas s’exalter. Découvrir le charme des actes les plus vulgaires. La poésie, les romans, les beaux spectacles, tout ce qui est héroïque et sublime, autant de périls contre lesquels je ne saurais trop vous mettre en garde. »

Ces considérations généreuses, qu’il présentait avec adresse et rehaussait d’aperçus piquants, eussent choqué vivement un jeune public féminin, si elles n’avaient été bredouillées d’une voix si basse que personne ne se fût risqué à tendre l’oreille. Seule, Coloquinte, assise près du maître, recueillait son enseignement, de sorte que les leçons se passaient comme si Balthazar eût fait un cours confidentiel à sa dactylographe. Dans le brouhaha des conversations, elle écoutait, les yeux agrandis par l’admiration, la bouche ouverte, et le visage flanqué de ses nattes comme de deux baguettes en paille tressée.

« Surtout, mesdemoiselles, méfiez-vous de l’esprit d’aventure. Il ne se passe rien dans la vie. La vie est faite de réalités. Les aventures sont réservées à ceux qui les cherchent et qui, en quelque manière, les bâtissent de toutes pièces, comme des drames factices et dangereux. Il n’y a pas d’aventures, mesdemoiselles. Il n’y a que les faits de la vie quotidienne, qui sont toujours simples, modérés, logiques, naturels, à la taille de notre destin. Que si, parfois, devant notre imagination complaisante, ils prennent proportion d’aventure tragique ou romanesque, conservons notre sang-froid. Ne nous laissons pas entraîner dans le remous de péripéties où l’on ne trouve que déceptions, chagrins, amertumes et tristesses. Réagissons vigoureusement. Attendons. Et ce qui nous paraît un torrent déchaîné redevient tout bonnement la modeste et tranquille source où nous apaisons notre soif de chaque jour.