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— Pas une syllabe. Ça ne fait rien. Je réparerai ta gaffe. Rendez-vous ce soir, à dix heures, au contrôle du Casino Bleu. Déguise-toi en homme du monde, pour qu’on ne te remarque pas.

Gorgeret fut effaré.

— Mais oui, insista Raoul, en homme du monde, habit et claque. Et un peu de poudre de riz sur tes bajoues et sur ton nez, hein ? Elles sont rubicondes, tes bajoues !… Et quel nez de pochard ! À tout à l’heure, cher ami…

Raoul retrouva son auto dans une rue voisine et traversa Paris pour regagner sa maison d’Auteuil, qui était, à cette époque, son installation principale et le centre de ses opérations. Sur une large avenue peu fréquentée, au fond d’un jardin assez exigu, un pavillon sans style, sans couleur, sans rien qui attirât l’attention, dressait deux étages étroits, composés d’une seule pièce sur chaque façade.

La pièce de derrière donnait sur une cour pourvue d’un garage inutilisé où l’on entrait par une autre rue — ce qui constituait la sécurité primordiale de toutes les installations de Raoul.

En bas, une salle à manger, profonde, formée par les deux pièces, et sommairement meublée. Au premier étage une chambre confortable et luxueuse, avec la salle de bains. Le personnel, valet de chambre dévoué et vieille cuisinière, couchait au-dessus du garage vide. Raoul remisait son auto à cent mètres de là.

À huit heures, il se mit à table. Courville, qui se présenta, lui annonça que le marquis était arrivé à six heures et que la jeune fille n’avait pas paru.

Raoul s’inquiéta :

— Donc, elle est dans quelque coin de Paris, isolée, sans défense, et un mauvais hasard peut la livrer à Valthex. Il est grand temps de réussir. Dîne avec moi, Courville. Ensuite, tu m’accompagneras au music-hall. Grande tenue. Tu as beaucoup de chic en habit.

La toilette de Raoul fut longue, coupée par des exercices d’assouplissement. Il avait l’idée que la soirée serait chaude.

— Bravo, dit-il à Courville lorsque celui-ci le rejoignit. Tu as l’air d’un grand-duc…

La belle barbe carrée du secrétaire s’étalait sur un plastron impeccable. Il bombait une poitrine de diplomate sur un ventre en boule.


XI

Le Casino Bleu

C’était un événement mondain que l’inauguration du Casino Bleu, construit à l’emplacement d’un célèbre café-concert des Champs-Élysées. Deux mille cartes d’invitation avaient été envoyées, toutes à destination de gens du monde connus, d’artistes et de demi-mondaines bien cotées.

Une lumière, d’un bleu froid de clair de lune, luisait sous les grands arbres de l’avenue, devant le vestibule à colonnes barbares, tout encombré de placards et d’affiches. La foule, canalisée par les contrôleurs, envahissait déjà la salle, lorsque sur le coup de dix heures se présenta Raoul, une carte d’invitation à la main.

Il avait donné ses ordres à Courville. « Ne pas me reconnaître. Ne pas m’approcher. Mais rôder autour de moi… et plus encore auprès de Gorgeret. Gorgeret, c’est l’ennemi, je me défie de lui comme de la peste. S’il peut faire coup double : Raoul et le grand Paul, il n’y manquera pas. Donc, ne le lâche pas de l’œil, et moins encore de l’oreille. Il aura des agents, il leur parlera : c’est alors qu’il faudra saisir, non seulement les paroles, mais le sens même de ce qu’il ne dira pas. »

Courville hocha la tête avec componction et provoqua l’ennemi de sa belle barbe carrée, jetée en avant :

— Compris, dit-il avec importance. Mais, si on vous attaque sans que j’aie le temps de vous avertir ?

— Tu protèges ma fuite de tes deux bras étendus et de toute ta barbe.