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poing, lequel poing alla frapper directement Gorgeret au menton.

Le coup, précis, implacable, accomplit proprement sa besogne : Gorgeret perdit l’équilibre et s’effondra, comme s’était effondré l’Arabe sous le choc d’une semelle. Gorgeret ne se rendit compte d’ailleurs de rien. Il était évanoui.

Essoufflée, Antonine parvint à la terrasse. Le cœur lui battait si fort qu’elle dut s’asseoir avant d’entrer dans le château, où tous les visiteurs prenaient place les uns après les autres. Mais elle avait tellement confiance dans cet inconnu qui la défendait qu’elle se remit vivement de son émotion. Elle était persuadée que Raoul saurait mettre le policier à la raison, sans toutefois lui faire du mal. Mais comment Raoul était-il là, une fois de plus prêt à combattre pour elle ?

Elle écouta, les yeux fixés sur les ruines, et plus spécialement sur le côté des ruines où la rencontre avait dû se produire. Elle n’entendit aucun bruit, et ses yeux ne virent pas la moindre silhouette et ne découvrirent rien de suspect.

Si rassurée qu’elle fût, elle résolut de se placer de telle sorte qu’elle pût encore échapper à un retour offensif de Gorgeret et s’enfuir par quelque autre issue du château. Cependant la petite cérémonie qui se préparait à l’intérieur la captiva au point qu’elle oublia tout péril.

Le grand salon s’ouvrait au-delà du vestibule et d’un cabinet d’attente. Les gens s’étaient groupés debout autour des quelques personnes à qui le notaire supposait des intentions d’achat, et qu’il fit asseoir. Sur une table étaient dressées les trois menues bougies sacramentelles.

Me Audigat agissait avec solennité et parlait avec emphase. De temps à autre, il s’entretenait avec le marquis d’Erlemont, dont la foule commençait à connaître la qualité de propriétaire.

Un peu avant l’heure, Me Audigat éprouva le besoin de donner des explications. Il mit en relief la situation du château, son importance historique, sa beauté, son pittoresque, la bonne affaire que constituerait l’acquisition.

Puis il rappela le mécanisme des enchères. Chacune des trois bougies tiendrait allumée environ une minute. On avait donc tout loisir pour parler avant que s’éteignît la dernière, mais on risquait gros si l’on attendait trop longtemps.

Quatre heures sonnèrent.

Me Audigat exhiba une boîte d’allumettes, en prit une, la frotta et approcha la flamme de la première des trois bougies ; tout cela avec les gestes d’un prestidigitateur qui va faire sortir une douzaine de lapins d’un chapeau haut de forme.

La première bougie s’alluma.

Du coup, un grand silence se fit. Les figures se crispèrent, surtout celles des femmes assises, dont l’expression devint tout à fait particulière, ou trop indifférente, ou douloureuse, ou désespérée.

La bougie s’éteignit. Le notaire prévint.

— Encore deux feux, mesdames et messieurs.

Une seconde allumette. Une seconde flambée. Une seconde extinction.

Me Audigat prit une voix lugubre :

— Le dernier feu… Qu’il n’y ait pas de malentendu… Les deux premières bougies ont brûlé. Reste la troisième. Je précise bien que la mise à prix est de huit cent mille francs. Aucune enchère inférieure n’est admise.

La troisième bougie fut allumée.

Une voix timide énonça

— Huit cent vingt-cinq.

Une autre voix riposta

— Huit cent cinquante.

Le notaire, parlant pour une dame qui avait esquissé un signe, dit :

— Huit cent soixante-quinze.

— Neuf cents, répliqua un des amateurs…

Puis un silence.