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Courville passait. Le marquis dit simplement :

— À bientôt, mon enfant. Vous viendrez me revoir, n’est-ce pas ?

Elle reprit sa petite valise et descendit. Elle semblait heureuse, allègre, et comme sur le point de chanter.

Ce qui se passa ensuite fut si imprévu et si rapide qu’elle ne perçut qu’une série d’impressions incohérentes qui la bouleversèrent. Aux dernières marches de l’étage — la cage de l’escalier était assez obscure — elle entendit un bruit de voix qui disputaient devant la porte de l’entresol, et quelques mots lui parvinrent.

— Vous vous êtes payé ma tête, monsieur… le 63 du boulevard Voltaire n’existe pas…

— Pas possible, monsieur l’inspecteur ! Mais le boulevard Voltaire existe bien, n’est-ce pas ?

— En outre, je voudrais savoir ce qu’est devenu un papier important que j’avais dans ma poche quand je suis venu ici.

— Un mandat peut-être ? contre la demoiselle Clara ?

La jeune fille eut le grand tort, quand elle reconnut la voix de l’inspecteur Gorgeret, de pousser un cri, et de continuer son chemin au lieu de remonter en silence vers le second étage. L’inspecteur principal entendit le cri, se retourna, vit la fugitive et voulut sauter sur elle.

Il en fut empêché par deux mains qui saisirent ses poignets et qui tentaient de l’entraîner vers l’intérieur du vestibule. Il résista, sûr de lui, car il était d’une stature et d’une musculature autrement puissantes que celles de son adversaire inopiné. Cependant, il eut la stupeur, non seulement de ne pouvoir lui échapper, mais d’être contraint à l’obéissance la plus passive. Furieux, il protestait :

— Allez-vous me ficher la paix, vous ?…

— Mais il faut me suivre, scandait M. Raoul… Le mandat est chez moi, et vous me l’avez réclamé.

— Je m’en fous, du mandat.

— Pas moi ! pas moi ! Il faut que je vous le rende. Vous l’avez réclamé.

— Mais, nom de Dieu ! la petite s’esbigne pendant ce temps !

— Votre copain n’est donc pas là ?

— Dans la rue, oui, mais il est si bête !

Subitement, il se trouva transporté dans le vestibule et bloqué par une porte close. Il trépignait de rage et mâchonnait d’affreux jurons. Il cogna contre la porte, puis attaqua la serrure. Mais ni la porte ne céda, ni la serrure, qui semblait d’un genre spécial et dont la clef tournait indéfiniment, ne livra son secret.

— Voici votre mandat, monsieur l’inspecteur principal, dit M. Raoul.

Gorgeret fut sur le point de le saisir au collet.

— Vous avez du toupet, vous ! Ce mandat était dans la poche de mon pardessus, à ma première visite.

— Il en est tombé, sans doute, formula calmement M. Raoul. Je l’ai trouvé ici, par terre.

— Des blagues ! En tout cas, vous ne nierez pas que vous vous êtes fichu de moi avec votre boulevard Voltaire et que, quand vous m’avez expédié là-bas, la petite n’était pas loin d’ici ?

— Beaucoup plus près, même.

— Hein ?

— Elle était dans cette pièce.

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Sur ce fauteuil, qui vous tourne le dos.

— Eh bien, vrai ! Eh bien, vrai ! répéta Gorgeret en se croisant les bras. Elle était sur ce fauteuil… et vous avez osé ?… Enfin, quoi, vous êtes fou ? Qui vous a permis ?…

— Mon bon cœur, répondit M. Raoul d’un ton doucereux. Voyons, monsieur l’inspecteur, vous aussi, vous êtes un brave homme. Vous avez peut-être une femme, des enfants… Et vous auriez livré cette jolie blonde pour qu’on la jette en prison ! Allons donc ! À ma place… vous auriez agi de même, et vous m’auriez envoyé balader au boulevard Voltaire, avouez-le.