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diment. Il reconnut la mère Trianon et Laurence Martin. Quant au vieillard, il ne boitait pas, mais il ne fallait guère d’attention pour constater que sa jambe droite fléchissait un peu, et qu’il devait, à l’occasion, accentuer ce fléchissement pour laisser croire qu’il boitait de façon constante. C’était l’assassin du conseiller municipal.

Les trois complices ne manifestèrent aucune excitation. On les devinait accoutumés aux pires besognes, et le fait d’avoir paré l’offensive imprévue de d’Enneris devait être pour eux un incident tout naturel auquel ils n’attribuaient pas une importance de victoire.

La mère Trianon se pencha sur lui et revint auprès de Laurence Martin. Elles eurent une conversation dont d’Enneris ne surprit que quelques bribes.

— Tu crois vraiment que c’est ce type-là ?

— Oui, c’est bien le type qui m’a relancée dans ma boutique.

— Jean d’Enneris, alors, murmura Laurence Martin, un type dangereux pour nous. Probable qu’il était avec Béchoux sur le trottoir de la rue Lafayette. Heureusement qu’on veillait et que j’ai entendu l’approche de ses pas ! Pour sûr qu’il avait rendez-vous avec la petite Mazolle !

— Que veux-tu en faire ? souffla la revendeuse, certaine que d’Enneris ne pouvait surprendre ses paroles.

— Ça ne se discute pas, dit Laurence, sourdement.

— Hein ?

— Dame ! tant pis pour lui.

Les deux femmes se regardèrent. Laurence montrait un visage intraitable, d’une énergie sombre. Elle ajouta :

— Aussi, pourquoi se mêle-t-il de nos affaires, celui-là ? Dans ta boutique d’abord… et puis rue Lafayette… et puis ici… Vrai, il en sait trop sur nous et nous livrerait. Demande à papa.

Il n’était pas nécessaire de demander son avis à celui que Laurence Martin appelait papa. Les solutions les plus redoutables devaient trouver auprès de ce très vieil homme au masque sévère, aux yeux éteints, à la peau desséchée par l’âge, un partisan farouche. À le voir agir d’ailleurs et commencer des préparatifs encore inexplicables, d’Enneris jugea que « papa » l’avait tout de suite condamné à mort, et qu’il le tuerait froidement comme il avait tué M. Lecourceux.

Moins expéditive, la revendeuse parlementa, très bas. Laurence s’impatienta et, brutalement :

— Assez de bêtises ! Toi, tu es toujours pour les demi-mesures. Il faut ce qu’il faut. Lui ou nous.

— On pourrait le tenir enfermé.

— Tu es folle. Un type comme ça !

— Alors ?… Comment ?…

— Comme la petite, parbleu…

Laurence prêta l’oreille, puis regarda dehors par un trou qui perçait la cloison de bois.

— La voici… Au bout de l’allée… Et maintenant, chacun son rôle, hein ?

Tous les trois se turent. D’Enneris les voyait de face et leur trouvait un air de ressemblance très marqué, qui se révélait surtout par la même expression résolue. C’étaient évidemment, dans les mauvais coups et dans le crime, des actifs, des êtres accoutumés à l’initiative et à l’exécution. D’Enneris ne doutait point que les deux femmes fussent sœurs et que le vieux fût leur père. Celui-là surtout effrayait le captif. Il ne donnait point l’impression de la vie réelle, mais plutôt d’une vie automatique, fabriquée, et se révélant par gestes commandés d’avance. La tête présentait des angles brusques, des méplats rigides. Pas de méchanceté ni de cruauté. On eût dit un bloc de pierre taillé en ébauche.

Cependant on frappa, comme l’ordonnait l’inscription.

Laurence Martin, qui épiait contre la porte, ouvrit et, laissant la visiteuse dehors, prit une intonation heureuse et reconnaissante.

— Mademoiselle Mazolle, n’est-ce pas ? Comme c’est gentil à vous de vous déranger ! Ma fille est là-haut, bien malade. Vous allez monter… et ce qu’elle va être contente de vous voir ! Vous avez été dans la même maison de couture, il y a deux ans, chez Lucienne Oudart. Vous ne vous rappelez pas ? Ah ! elle ne vous a pas oubliée, elle !

La voix d’Arlette répondit des mots que l’on ne perçut point. Elle était claire et fraîche, et ne trahissait pas la moindre appréhension.

Laurence Martin sortit pour la conduire en haut. La revendeuse cria, de l’intérieur :

— Je t’accompagne ?