Page:Leblanc - La Demeure mystérieuse, paru dans Le Journal, 1928.djvu/34

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Gilberte de Mélamare, les yeux clos, très pâle, et la poitrine haletante.

D’Enneris, furieux, se planta devant les nouveaux venus.

— Encore vous ! Mais, sacrebleu ! on ne peut donc pas être tranquille ! Qu’est-ce que vous venez ficher ici, tous les deux ?

— Comment, ce que nous venons faire ? s’écria Van Houben. Mais je suis chez moi, ici !

Et Béchoux, indigné, proférait :

— Eh bien ! mais, tu as de l’aplomb ! Alors, c’est toi qui as fait évader la comtesse de l’hôtel ?

D’Enneris, subitement apaisé, pirouetta sur lui-même.

— On ne peut rien te cacher, Béchoux. Mon Dieu, oui, c’est moi.

— Tu as osé !

— Dame, cher ami, tu avais oublié de mettre des agents dans le jardin. Alors, je l’ai fait filer par là, en lui donnant rendez-vous dans une rue voisine où elle prit une auto. La cérémonie de l’instruction terminée, je l’y retrouvai, et, depuis ce temps, après l’avoir transportée ici, je la soigne.

— Mais qui vous a fait entrer, sapristi ? dit Van Houben. Il fallait la clef de ce logement !

— Pas besoin. Avec des pinces, j’ouvre toutes les portes en rigolant. Voilà plusieurs fois que je visite ainsi votre demeure, cher ami, et j’ai pensé qu’il n’y avait pas de meilleure retraite pour Mme de Mélamare que ce coin isolé. Qui donc imaginerait que Van Houben ait pu recueillir la comtesse de Mélamare ? Personne. Pas même Béchoux ! Elle va vivre là très tranquillement, sous votre protection, jusqu’à ce que l’affaire soit éclaircie. La femme de chambre qui la servira croira que c’est votre nouvelle amie, puisque Régine est perdue pour vous.

— Je l’arrête ! je préviens la police ! s’écria Béchoux.

D’Enneris éclata de rire.

— Ah ! ça c’est drôle ! Voyons. Tu sais aussi bien que moi que tu n’y toucheras pas. Elle est sacrée.

— Tu crois ça, toi ?

— Parbleu ! puisque je la protège.

Béchoux était exaspéré.

— Alors, tu protèges une voleuse ?

— Une voleuse, qu’est-ce que tu en sais ?

— Comment ! la sœur de l’homme que tu as fait arrêter ?

— Calomnie odieuse ! Ce n’est pas moi qui l’ai fait arrêter. C’est toi, Béchoux.

— Sur ton indication, et parce qu’il est coupable, sans contestation possible.

— Qu’en sais-tu ?

— Hein ! voilà que tu n’es plus certain ?

— Ma foi, non, dit Jean d’Enneris, d’un ton de persiflage horripilant, il y a dans tout cela des choses rudement déconcertantes. Un voleur, ce noble personnage ? Une voleuse, cette dame si fière, dont je n’ose guère embrasser que les cheveux ? Vrai, Béchoux, je me demande si tu n’as pas été un peu vite, et si tu ne t’es pas jeté imprudemment dans une bien mauvaise affaire ? Quelle responsabilité, Béchoux !

Béchoux écoutait, vacillant et blême. Van Houben, le cœur étreint par l’inquiétude, sentait ses diamants se perdre de nouveau dans l’ombre.

Jean d’Enneris, agenouillé respectueusement devant la comtesse, chuchotait :

— Vous n’êtes pas coupable, n’est-ce pas ? Il est inadmissible qu’une femme comme vous ait volé. Promettez-moi de me dire la vérité au sujet de votre frère et de vous…


V.

Est-ce l’ennemi ?

Rien n’est plus fastidieux que le récit détaillé d’une instruction judiciaire, surtout lorsqu’il s’agit d’une affaire connue, dont tout le monde a parlé, et à propos de laquelle chacun s’est formé une opinion plus ou moins exacte. L’intérêt de ces pages consiste donc uniquement dans la mise en lumière de ce que le public ignora et de ce que la justice ne parvint pas à éclaircir, et, cela, en définitive, revient à raconter les faits et gestes de Jean d’Enneris, c’est-à-dire d’Arsène Lupin.

Qu’il suffise de rappeler combien l’enquête fut vaine. Le couple de vieux domestiques, tout en s’indignant que l’on osât soupçonner des maîtres qu’ils servaient depuis vingt ans, ne put dire un mot qui les disculpât. Gertrude ne quittait guère sa cuisine que pour les courses du matin. Quand on sonnait — ce qui était rare, car il y avait peu de visiteurs — François enfilait son habit et allait ouvrir.