Page:Leblanc - La Comtesse de Cagliostro, paru dans Le Journal, 1923-1924.djvu/89

Cette page a été validée par deux contributeurs.

cette borne, et que, dans ces investigations, il reprendrait l’avantage.

D’ailleurs, la chance le favorisa. En approchant de Jumièges, il avisa un falot qui se balançait devant lui et perçut le bruit aigre d’une sonnette, et, tandis que les autres avaient passé droit, s’arrêta.

C’était le curé de Jumièges qui, accompagné d’un enfant, s’en revenait d’administrer l’extrême-onction. Raoul fit route avec lui, s’enquit d’une auberge, et, au cours de la conversation, se donnant pour un amateur d’archéologie, parla d’une pierre bizarre qu’on lui avait indiquée.

— Le dolmen de la Reine… quelque chose comme cela… m’a-t-on dit. Il est impossible que vous ne connaissiez pas cette curiosité, monsieur l’abbé ?

— Ma foi, monsieur, lui fut-il répondu, ça m’a tout l’air d’être ce que nous appelons par ici la pierre d’Agnès Sorel.

— Au Mesnil-sous-Jumièges, n’est-ce pas ?

— Justement, à une petite lieue d’ici. Mais ce n’est nullement une curiosité… tout au plus un amas de petites roches engagées dans le sol, et dont la plus haute domine la Seine d’un mètre ou deux.

— Un terrain communal, si je ne me trompe ?

— Il y a quelques années, oui, mais la commune l’a vendu à un de mes paroissiens, le sieur Simon Thuilard, qui voulait arrondir sa prairie.

Tout frissonnant de joie, Raoul faussa compagnie au brave curé. Il était pourvu de renseignements minutieux qui lui furent d’autant plus utiles qu’il put éviter le gros bourg de Jumièges, et s’engager dans le lacis de chemins sinueux qui conduisent au Mesnil. De la sorte, ses adversaires étaient distancés.

— S’ils n’ont pas la précaution de se munir d’un guide, pas de doute qu’ils ne s’égarent. Impossible de conduire une voiture dans la nuit, au milieu de ce fouillis. Et puis, où se diriger ? Où trouver la pierre ? Beaumagnan est à bout de forces et ce n’est pas Godefroy qui résoudra l’équation. Allons, j’ai gagné la partie.

De fait, un peu avant trois heures, il passait sous une perche qui fermait la propriété du sieur Simon Thuilard.

La lueur de quelques allumettes lui montra une prairie qu’il traversa en hâte. Une digue qui lui sembla récente longeait le fleuve. Il l’atteignit par l’extrémité droite et revint vers la gauche. Mais, ne voulant pas épuiser sa provision d’allumettes, il ne voyait plus rien.

Une bande plus blanche cependant rayait le ciel à l’horizon.

Il attendit, plein d’un émoi qui le pénétrait de douceur et le faisait sourire. La borne était près de lui, à quelques pas. Durant des siècles, à cette heure de nuit peut-être, des moines étaient venus furtivement vers ce point de la vaste terre, pour y enfouir leurs richesses. Un à un, les prieurs et les trésoriers avaient suivi le souterrain qui conduisait de l’Abbaye au Manoir. D’autres, sans doute, étaient arrivés sur des barques, par le vieux fleuve normand qui passait à Paris, qui passait à Rouen, et qui baignait de ses flots trois ou quatre des sept Abbayes sacrées.

Et voilà que lui, Raoul d’Andrésy, allait participer au grand secret ! Il héritait des mille et mille moines qui avaient travaillé jadis, semé par toute la France, et récolté sans relâche ! Quel miracle ! Réaliser à son âge un pareil rêve ! Être l’égal des plus puissants et régner parmi les dominateurs !

Au ciel pâlissant, la Grande Ourse s’effaçait. On devinait, plutôt qu’on ne voyait, le point lumineux d’Alcor, l’étoile fatidique qui correspondait dans l’immensité de l’espace au petit bloc de granit sur lequel Raoul d’Andrésy allait poser sa main de conquérant. L’eau clapotait contre la berge en vagues paisibles. La surface du fleuve sortait des ténèbres et luisait par plaques sombres.

Il remonta la digue. On commençait à discerner le contour et la couleur des choses. Instant solennel ! Son cœur battait violemment. Et soudain, à trente pas de lui, il aperçut un tertre qui bossuait à peine le plan égal de la prairie, et d’où émergeaient, dans l’herbe qui les recouvrait, quelques têtes de la roche grise.

— C’est là… murmura-t-il, troublé jusqu’au fond de l’âme… c’est là… je touche au but…

Ses mains palpaient au fond de sa poche les deux cartouches de dynamite, et ses yeux cherchaient éperdument la pierre la plus haute dont le curé de Jumièges lui avait parlé. Était-ce celle-ci ? ou celle-là ? Quelques secondes lui suffiraient pour introduire les cartouches par les fissures que les plantes bouchaient. Trois minutes plus tard, il enfouirait les diamants et les rubis dans le sac qu’il avait détaché de son guidon. S’il en restait des miettes parmi les décombres, tant mieux pour ses ennemis !