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Il montra la carte de visite qu’il tenait entre ses doigts.

— Regarde. Elle ne me quitte pas depuis des semaines. Dès le début de nos recherches, j’avais relevé sur un atlas la position exacte des sept abbayes dont j’avais inscrit les sept noms sur cette carte. Les voilà, toutes les sept, aux sept emplacements qu’elles occupent les unes à l’égard des autres. Or il m’a suffi, tout à l’heure, dès que j’ai connu le mot, de réunir les sept points par des lignes pour aboutir à cette constatation inouïe, Josine, miraculeuse, colossale, et pourtant très naturelle, que la figure ainsi formée représente exactement la Grande Ourse. Saisis-tu bien l’étonnante réalité ? Les sept abbayes du pays de Caux, les sept abbayes primordiales où convergeaient les richesses de la France chrétienne, étaient disposées comme les sept étoiles principales de la Grande-Ourse ! Aucune erreur à ce propos. Qu’on prenne un atlas et qu’on fasse le décalque : c’est le dessin cabalistique de la Grande Ourse.

» Dès lors la vérité s’imposait aussitôt. À l’endroit même où Alcor se trouve sur la figure céleste, la borne doit fatalement se trouver sur la figure terrestre. Et puisque Alcor se trouve, dans le ciel, un peu à droite et au-dessous de l’étoile située au milieu de la queue de la Grande Ourse, la borne doit fatalement se trouver un peu à droite et au-dessous de l’abbaye qui correspond à cette étoile, c’est-à-dire un peu à droite, et au-dessous de l’abbaye de Jumièges, jadis la plus puissante et la plus riche des abbayes normandes. C’est inévitable, mathématique. La borne est là et pas ailleurs.

» Et tout de suite, comment ne pas songer : 1o que justement, un peu au sud et un peu à l’est de Jumièges, à une petite lieue de distance, il existe, au hameau de Mesnil-sous-Jumièges, tout près de la Seine, les vestiges du manoir d’Agnès Sorel, maîtresse du roi Charles VII ; 2o que l’abbaye communiquait avec le manoir par un souterrain dont on aperçoit encore l’orifice ? Conclusion : la borne légendaire se trouve près du manoir d’Agnès Sorel, à côté de la Seine, et la légende veut sans doute que la maîtresse du roi, sa reine d’amour, courût vers cette borne, dont elle ignorait le précieux contenu, pour s’y asseoir et pour regarder la barque royale glisser sur le vieux fleuve normand.

« Ad lapidem currebat olim regina. »

Un grand silence unissait Raoul d’Andrésy et Joséphine Balsamo. Le voile était levé. La lumière chassait les ténèbres. Entre eux, il semblait que toute haine fût apaisée. Il y avait trêve aux conflits implacables qui les divisaient, et plus rien ne demeurait que l’étonnement de pénétrer ainsi dans les régions interdites du passé mystérieux que le temps et l’espace défendaient contre la curiosité des hommes.

Assis près de Josine, les yeux fixés à l’image qu’il avait dessinée, Raoul continua sourdement, avec une exaltation contenue :

— Oui, très imprudents, ces moines qui confiaient un tel secret à la garde d’un mot si transparent ! Mais quels poètes, ingénus et charmants ! Quelle jolie pensée d’associer à leurs biens terrestres le ciel lui-même Grands contemplateurs, grands astronomes comme leurs ancêtres de Chaldée, ils prenaient leurs inspirations là-haut ; le cours des astres réglait leur existence, et c’était aux constellations qu’ils demandaient précisément de veiller à leurs trésors. Qui sait même si le lieu de leurs sept abbayes ne fut pas choisi au préalable pour reproduire sur le sol normand la figure gigantesque de la Grande Ourse ?… Qui sait…

L’effusion lyrique de Raoul était évidemment fort justifiée, mais il ne put la pousser jusqu’au bout. S’il se méfiait de Léonard, il avait oublié Joséphine Balsamo. Brusquement, celle-ci lui frappa le crâne d’un coup de son casse-tête.

C’était bien la dernière chose à laquelle il s’attendait, quoique la Cagliostro fût coutumière de ces sortes d’attaques sournoises. Étourdi, il se plia en deux sur sa chaise, puis tomba à genoux, puis se coucha tout de son long.

Il bégayait, d’une voix incohérente :

— C’est vrai… parbleu !… je n’étais plus « tabou »…

Il dit encore, avec ce ricanement de gamin qu’il tenait sans doute de son