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Elle jeta les yeux sur ceux qui l’entouraient, eut la stupeur de reconnaître Beaumagnan sous le masque qui l’étouffait, et interrogea timidement Léonard :

— Que me voulez-vous ? Tout cela est effrayant… Qui m’a fait venir ici ?

— Moi, mademoiselle, dit Joséphine Balsamo.

La beauté de Josine avait déjà frappé Clarisse. Un peu d’espoir la réconforta, comme s’il ne pouvait lui venir de cette femme admirable que de l’aide et de la protection.

— Qui êtes-vous, madame ? Je ne vous connais pas…

— Je vous connais, moi, affirma Joséphine Balsamo, que la grâce et la douceur de la jeune fille semblaient irriter, mais qui dominait sa colère. Vous êtes la fille du baron d’Étigues… et je sais aussi que vous aimez Raoul d’Andrésy.

Clarisse rougit et ne protesta pas. Joséphine Balsamo dit à Léonard :

— Va fermer la barrière. Mets-y la chaîne et le cadenas que tu as apportés, et redresse le vieux poteau tombé, où il y a une pancarte : « Propriété privée. »

— Dois-je rester dehors ? demanda Léonard.

— Oui, je n’ai pas besoin de toi pour l’instant, dit Josine d’un air qui terrifia Raoul. Reste dehors. Il ne faut pas que nous soyons dérangés… À aucun prix, n’est-ce pas ?

Léonard contraignit Clarisse à s’asseoir sur une des deux chaises, lui ramena les deux bras en arrière et voulut lier les poignets aux barreaux.

— Inutile, dit Joséphine Balsamo, laisse-nous.

Il obéit.

Tour à tour, elle regarda ses trois victimes, toutes trois désarmées et réduites à l’impuissance. Elle était maîtresse du champ de bataille et, sous peine de mort, pouvait imposer ses arrêts inflexibles.

Raoul ne la quittait pas des yeux, tâchant de discerner son plan et ses intentions. Le calme de Josine l’impressionnait plus que tout. Elle n’avait point cette fièvre et cette agitation qui eussent, pour ainsi dire, désarticulé la conduite de toute autre femme à sa place. Aucune attitude de triomphe. Plutôt même un certain ennui, comme si elle eût agi sous l’impulsion de forces intérieures qu’elle n’était pas maîtresse de discipliner.

Pour la première fois, il devinait en elle cette sorte de fatalisme nonchalant que dissimulait d’ordinaire sa beauté souriante, et qui était peut-être l’essentiel même et l’explication de sa nature énigmatique.

Elle prit place à côté de Clarisse, sur l’autre chaise, et, les yeux fixes, la voix lente, avec de la sécheresse et de la monotonie dans l’accent, elle commença :

— Il y a trois mois, mademoiselle, une jeune femme était enlevée furtivement à sa descente du train, et transportée au château de la Haie d’Étigues, où se trouvaient réunis, dans une grande salle isolée, une dizaine de gentilshommes du pays de Caux, dont Beaumagnan, que vous voyez ici, et votre père. Je ne vous raconterai pas tout ce qui fut dit à cette réunion, et toutes les ignominies que cette femme eut à subir de la part de gens qui se prétendaient ses juges. Toujours est-il que, après un simulacre de débats, le soir, ses invités étant partis, votre père et son cousin Bennetot emmenèrent cette femme au bas des falaises, l’attachèrent au fond d’une barque trouée qu’alourdissait un énorme galet, et la conduisirent au large où ils l’abandonnèrent.

Clarisse, suffoquée, balbutia :

— Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai !… mon père n’aurait jamais fait cela… ce n’est pas vrai !

Sans se soucier de la protestation indignée de Clarisse, Joséphine Balsamo continua :

— Quelqu’un avait assisté, sans qu’aucun des conjurés s’en doutât, à la séance du château, quelqu’un qui épia les deux assassins — il n’y a pas d’autre terme, n’est-ce pas ? — s’accrocha à la barque et sauva la victime dès qu’ils se furent éloignés. D’où venait-il, celui-là ? Tout porte à croire qu’il avait passé la nuit précédente et la matinée dans votre chambre, accueilli par vous, non pas comme un fiancé, puisque votre père lui avait refusé ce titre, mais comme un amant.

Les accusations et les injures heurtaient Clarisse comme des coups de massue. Dès la première minute, elle avait été hors de combat, incapable de résister ni même de se défendre.

Toute pâle, défaillante, elle se courba sur sa chaise, en gémissant :

— Oh ! madame, que dites-vous ?

— Ce que vous avez dit vous-même à votre père, repartit la Cagliostro, les conséquences de votre faute rendant nécessaire l’aveu que vous lui avez fait avant-hier soir. Ai-je besoin de préciser davantage et de vous dire ce qu’il est advenu de votre amant ? Le jour même où il vous déshonorait, Raoul d’Andrésy vous abandonnait pour suivre la femme qu’il avait sauvée de la mort la plus affreuse, se dévouait à elle corps et âme, se faisait aimer d’elle, vivait de sa vie, et lui jurait de ne jamais vous revoir. Le serment fut fait de la façon la plus catégorique : « Je ne l’aimais pas, a t-il dit. C’était une amourette. C’est fini. »