Page:Leblanc - La Comtesse de Cagliostro, paru dans Le Journal, 1923-1924.djvu/49

Cette page a été validée par deux contributeurs.

main-- légués par le moyen âge[1], tout cet effort de millions et de millions de moines, cette gigantesque offrande de tout le peuple chrétien et des grandes époques de fanatisme, tout cela qui est dans les flancs de la borne de granit, au milieu d’un verger normand ! Est-ce admirable ?

Il se rassit brusquement aux côtés de la jeune femme comme s’il voulait couper court à ses propres déclamations, et il l’interrogea d’une voix impérieuse :

— Et ton rôle dans l’aventure, Joséphine Balsamo ? Qu’as-tu donc apporté ? Tiens-tu de Cagliostro quelque indication spéciale ?

— Quelques mots seulement, dit-elle. Sur la liste que je possède des quatre énigmes révélées par lui, il a écrit, en face de celle-ci et de « La Fortune des rois de France[2] » cette note : « Entre Rouen, le Havre et Dieppe. (Aveux de Marie-Antoinette.) »

— Oui, oui, reprit Raoul sourdement, le pays de Caux… l’estuaire du vieux fleuve au bord duquel ont prospéré les rois de France et les moines… c’est bien là que sont cachées les économies de dix siècles de religion… Les deux coffres sont là, non loin l’un de l’autre, naturellement, et c’est là que je les trouverai.

Puis, se tournant vers Josine :

— Alors tu cherchais aussi ?

— Oui, mais sans données précises…

— Et une autre femme cherchait comme toi ? dit-il en la regardant au fond des yeux, celle qui a tué les deux amis de Beaumagnan ?

— Oui, dit-elle, la marquise de Belmonte qui est, je le suppose, une descendante de Cagliostro.

— Et tu n’as rien découvert ?

— Rien, jusqu’au jour où j’ai rencontré Beaumagnan.

— Lequel voulait venger le meurtre de ses amis ?

— Oui, dit-elle.

— Et Beaumagnan, peu à peu, t’a confié ce qu’il savait ?

— Oui.

— De lui-même ?

— De lui-même…

— C’est-à-dire que tu as deviné qu’il poursuivait le même but que toi, et tu as profité de l’amour que tu lui inspirais pour l’amener aux confidences.

— Oui, dit-elle franchement.

— C’était jouer gros jeu.

— C’était jouer ma vie. En décidant de me tuer, il a voulu certes s’affranchir de l’amour dont il souffrait, puisque je n’y répondais pas, mais aussi et surtout il a eu peur des révélations qu’il m’avait faites. Je suis devenue soudain pour lui, l’ennemie qui pouvait atteindre le but avant lui. Le jour où il s’est aperçu de la faute commise, j’étais condamnée.

— Cependant ses découvertes se réduisaient à quelques données historiques, assez vagues somme toute ?

— À cela seulement.

— Et la branche du chandelier que j’ai sortie du pilastre fut le premier élément de vérité positive.

— Le premier.

— Du moins je le suppose. Car, depuis votre rupture, rien ne prouve qu’il n’ait avancé, lui, de quelques pas.

— De quelques pas ?

— Oui, d’un pas tout au moins. Hier soir Beaumagnan est venu au théâtre. Pourquoi ? Sinon pour cette raison que Brigitte Rousselin portait sur son front un bandeau composé de sept pierres. Il a voulu se rendre compte de ce que cela signifiait, et sans doute est-ce lui, ce matin, qui a fait surveiller la maison de Brigitte.

— En admettant qu’il en soit ainsi, nous ne pouvons rien savoir.

— Nous pouvons le savoir, Josine.

— Comment ? Par qui ?

— Par Brigitte Rousselin.

Elle tressaillit.

— Brigitte Rousselin ?

— Certes, dit-il tranquillement, il suffit de l’interroger.

— Interroger cette femme ?

— Je parle d’elle et non d’une autre.

— Mais alors… mais alors… elle vit donc ?

— Parbleu ! dit-il.

Il se leva de nouveau et pivota deux ou trois fois sur ses talons, petit tournoiement qu’il fit suivre d’une esquisse de danse qui tenait du cancan et de la gigue.

— Je t’en supplie, comtesse de Cagliostro, ne me lance pas des regards furieux. Si je n’avais pas provoqué en toi une secousse nerveuse assez forte pour démolir ta résistance, tu ne soufflais pas mot de l’aventure, et où en serions-nous ? Un jour ou l’autre Beaumagnan étouffait le milliard, et Joséphine se mordait les pouces. Allons, un joli sourire au lieu de cet œil chargé de haine.

  1. Il est hors de doute que la fameuse légende du Milliards des Congrégations trouve ici son origine.
  2. Voir l’Aiguille creuse (Aventures d’Arsène Lupin)