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VII.

Les délices de Capoue.


La Nonchalante était une péniche semblable à toutes les autres, assez vieille, de peinture défraîchie, mais bien astiquée et bien entretenue par un ménage de mariniers qu’on appelait M.  et Mme Delâtre. À l’extérieur, on ne voyait pas grand-chose de ce que pouvait transporter la Nonchalante, quelques caisses, de vieux paniers, des barriques, voilà tout. Mais si l’on se glissait sous le pont à l’aide de l’échelle, il était facile de constater qu’elle ne transportait absolument rien.

Tout l’intérieur était distribué en trois menues pièces confortables et reluisantes, deux cabines séparées par un salon. C’est là que Raoul et Joséphine Balsamo vécurent pendant un mois. Les époux Delâtre, personnages muets et hargneux, avec qui, plusieurs fois, Raoul essaya vainement de lier conversation, s’occupaient du ménage et de la cuisine. De temps à autre un petit remorqueur venait chercher la Nonchalante et lui faisait remonter une boucle de la Seine.

Toute l’histoire du joli fleuve se déroulait ainsi en paysages charmants où ils allaient se promener en se tenant par la taille… La forêt de Brotonne, les ruines de Jumièges, l’abbaye de Saint-Georges, les collines de la Bouille, Rouen, Pont-de-l’Arche…

Semaines de bonheur intense ! Raoul y dépensa des trésors de gaieté et d’enthousiasme. Les spectacles merveilleux, les belles églises gothiques, les couchers de soleil et les clairs de lune, tout lui était prétexte à déclarations enflammées.

Josine, plus silencieuse, souriait comme dans un rêve heureux. Chaque jour la rapprochait davantage de son amant. Si elle avait obéi d’abord à un caprice, elle subissait maintenant la loi d’un amour qui lui faisait battre le cœur et lui apprenait la souffrance de trop aimer.

Du passé, de sa vie secrète, jamais un mot. Une fois cependant, il y eut, à ce sujet, quelques propos échangés. Comme Raoul la plaisantait sur ce qu’il appelait le miracle de son éternelle jeunesse, elle répondit :

— Un miracle, c’est ce qu’on ne comprend pas. Exemple : Nous parcourons vingt lieues en un jour… tu cries au miracle. Mais, avec un peu d’attention, tu te serais rendu compte que la distance a été couverte, non par deux, mais par quatre chevaux, Léonard ayant dételé et changé de bêtes à Doudeville dans la cour de la ferme, où un relais était préparé.

— Bien joué, s’écria le jeune homme ravi.

— Autre exemple. Personne au monde ne sait que tu te nommes Lupin. Or te dirai-je que, la nuit même où tu m’as sauvée de la mort, je te connaissais sous ton vrai nom ?… Miracle ? Nullement. Tu comprends bien que tout ce qui touche au comte de Cagliostro m’intéresse, et qu’il y a quatorze ans, quand j’ai entendu parler de la disparition du collier de la Reine, chez la duchesse de Dreux-Soubise, j’ai fait une enquête minutieuse, qui me permit d’abord, de remonter jusqu’au jeune Raoul d’Andrésy, ensuite jusqu’au jeune Lupin, fils de Théophraste Lupin. Plus tard, je retrouvai ta trace dans plusieurs affaires. J’étais fixée.

Raoul réfléchit quelques secondes, puis prononça très sérieusement :

— À cette époque, ma Josine, ou bien tu avais une dizaine d’années, et il est prodigieux qu’une enfant de cet âge réussisse une enquête où tout le monde échoua, ou bien tu avais le même âge qu’aujourd’hui, ce qui est encore plus prodigieux, ô fille de Cagliostro !

Elle fronça le sourcil. La plaisanterie semblait lui être désagréable.

— Ne parlons jamais de cela, veux-tu, Raoul ?

— Regrettable ! dit Raoul un peu vexé d’avoir été découvert en tant qu’Arsène Lupin, et qui désirait une revanche. Rien au monde ne me passionne plus que le problème de ton âge et de tes divers exploits depuis un siècle. J’ai là-dessus quelques idées personnelles qui ne manquent pas d’intérêt.

Elle l’observa, curieuse malgré tout. Raoul profita de son hésitation, et il reprit aussitôt d’un ton légèrement gouailleur :

— Mon argumentation s’appuie sur deux axiomes : 1o  comme tu l’as dit, il n’y a pas de miracle ; 2o  tu es la fille de ta mère.

Elle sourit :

— Cela débute bien.

— Tu es la fille de ta mère, répéta Raoul, ce qui signifie qu’il y a d’abord eu une comtesse de Cagliostro. À vingt-cinq ou trente ans, celle-là éblouit de sa beauté le Paris de la fin du second Empire, et intrigua la cour de Napoléon III. Avec l’aide de son soi-disant frère qui l’accompagnait (frère, ami ou amant, n’importe !), elle avait machiné toute l’histoire de la filiation Cagliostro, et préparé les faux documents dont la police se servit pour renseigner Napoléon III sur la fille de Joséphine de Beauharnais et de Cagliostro. Expulsée, elle passa en Italie, en Allemagne, puis disparut… pour ressusciter vingt-quatre ans plus tard, sous les traits identiques de son adorable fille, deuxième comtesse de Cagliostro, ici présente. Nous sommes bien d’accord ?