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La Comtesse de Cagliostro

Roman inédit
par

MAURICE LEBLANC
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C’est ici la première aventure d’Arsène Lupin, et sans doute eût-elle été publiée avant les autres s’il ne s’y était maintes fois et résolument opposé.

Non, disait-il. Entre la comtesse de Cagliostro et moi, tout n’est pas réglé. Attendons.

L’attente dura plus qu’il ne le prévoyait. Un quart de siècle se passa avant le règlement définitif. Et c’est aujourd’hui seulement qu’il est permis de raconter ce que fut l’effroyable duel d’amour et de haine qui mit aux prises un enfant de vingt ans et la fille de Cagliostro.



I.

Arsène Lupin a vingt ans


Raoul d’Andrésy jeta sa bicyclette, après en avoir éteint la lanterne, derrière un talus rehaussé de broussailles. À ce moment, trois heures sonnaient au clocher de Bénouville.

Dans l’ombre épaisse de la nuit, il suivit le chemin de campagne qui desservait le domaine de la Haie d’Étigues, et parvint ainsi aux murs de l’enceinte. Il attendit un peu. Des chevaux qui piaffent, des roues qui résonnent sur le pavé d’une cour, un bruit de grelots, les deux battants de la porte ouverts d’un coup… et un break passa. À peine Raoul eut-il le temps de percevoir des voix d’hommes et de distinguer le canon d’un fusil. Déjà la voiture gagnait la grand-route et filait vers Étretat.

— Allons, se dit-il, la chasse aux guillemots est captivante, la roche où on les massacre est lointaine… je vais enfin savoir ce que signifient cette partie de chasse improvisée et toutes ces allées et venues.

Il longea par la gauche les murs du domaine, les contourna, et, après le deuxième angle, s’arrêta au quarantième pas. Il tenait deux clefs dans sa main. La première ouvrit une petite porte basse, après laquelle il monta un escalier taillé au creux d’un vieux rempart, à moitié démoli, qui flanquait une des ailes du château. La deuxième lui livra une entrée secrète, au niveau du premier étage.

Il alluma sa lampe de poche, et, sans trop de précaution, car il savait que le personnel habitait de l’autre côté, et que Clarisse d’Étigues, la fille unique du baron, demeurait au second, il suivit un couloir qui le conduisit dans un vaste cabinet de travail : c’était là que, quelques semaines auparavant, Raoul avait demandé au baron la main de sa fille, et là qu’il avait été accueilli par une explosion de colère indignée dont il gardait un souvenir désagréable.

Une glace lui renvoya sa pâle figure d’adolescent, plus pâle que d’habitude. Cependant, entraîné aux émotions, il restait maître de lui, et, froidement, il se mit à l’œuvre.

Ce ne fut pas long. Lors de son entretien avec le baron, il avait remarqué que son interlocuteur jetait parfois un coup d’œil sur un grand bureau d’acajou dont le cylindre n’était pas rabattu. Raoul connaissait tous les emplacements où il est possible de pratiquer une cachette, et tous les mécanismes que l’on fait jouer en pareil cas. Une minute après, il découvrait dans une fente une lettre écrite sur du papier très fin et roulé comme une cigarette. Aucune signature, aucune adresse.

Il étudia cette missive dont le texte lui parut d’abord trop banal pour qu’on la dissimulât avec tant de soin, et il put ainsi, grâce à un travail minutieux, en s’accrochant à certains mots plus significatifs, et en supprimant certaines phrases évidemment destinées à remplir les vides, il put ainsi reconstituer ce qui suit :

« J’ai retrouvé à Rouen les traces de notre ennemie, et j’ai fait insérer dans les journaux de la localité qu’un paysan des environs d’Étretat avait déterré dans sa prairie un vieux chandelier de cuivre à sept branches. Elle a aussitôt télégraphié au voiturier d’Étretat qu’on lui envoie le douze, à trois heures de l’après-midi, un coupé en gare de Fécamp. Le matin de ce jour, le voiturier recevra, par mes soins, une autre dépêche contremandant cet ordre. Ce sera donc votre coupé à vous qu’elle trouvera en gare de Fécamp et qui l’amènera sous bonne escorte, parmi nous, au moment où nous tiendrons notre assemblée.

» Nous pourrons alors nous ériger en tribunal et prononcer contre elle un verdict impitoyable. Aux époques où la grandeur du but justifiait les moyens, le châtiment eût été immédiat. Morte la bête, mort le venin. Choisissez la solution qui vous plaira, mais en vous rappelant les termes de notre dernier entretien, et en vous disant bien que la réussite de nos entreprises, et que notre existence elle-même, dépendent de cette créature infernale. Soyez prudent. Organisez une partie de chasse qui détourne les soupçons. J’arriverai par le Havre, à quatre heures exactement, avec deux de nos amis. Ne détruisez pas cette lettre. Vous me la rendrez. »

— L’excès de précaution est un défaut, pensa Raoul. Si le correspondant du baron ne s’était pas défié, le baron aurait brûlé ces lignes, et j’ignorerais qu’il y a projet