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l’on attribuait à cette femme ? Si crédules qu’ils fussent, n’avaient-ils pas des yeux pour voir ?

En face d’eux, d’ailleurs, l’attitude de la Cagliostro paraissait encore plus étrange. Pourquoi ce silence, qui somme toute était une acceptation, et parfois un aveu ? Se refusait-elle à démolir une légende d’éternelle jeunesse qui lui agréait et favorisait l’exécution de ses desseins ? Ou bien, inconsciente de l’effroyable danger suspendu sur sa tête, ne considérait-elle toute cette mise en scène que comme une simple plaisanterie ?

— Tel est le passé, conclut le baron d’Étigues. Je n’insisterai pas sur les épisodes intermédiaires qui le relient au présent d’aujourd’hui. Tout en demeurant dans la coulisse, Joséphine Balsamo, comtesse de Cagliostro, a été mêlée à la tragi-comédie du Boulangisme, au drame du Panama (car on la retrouve dans tous événements funestes à notre pays). Mais nous n’avons là-dessus que des indications touchant le rôle secret qu’elle y joua. Aucune preuve. Passons, et arrivons à l’époque actuelle. Un mot encore cependant. Sur tous ces points, madame, vous n’avez pas d’observations à présenter ?

— Si, dit-elle.

— Parlez donc.

La jeune femme prononça, avec sa même intonation un peu moqueuse :

— Je voudrais savoir, puisque vous semblez faire mon procès, et le faire à la façon d’un tribunal du moyen âge, si vous comptez pour quelque chose les charges accumulées jusqu’ici contre moi ? En ce cas, autant me condamner sur-le-champ à être brûlée vive, comme sorcière, espionne, relapse, tous crimes que la Sainte Inquisition ne pardonnait pas.

— Non, répondit Godefroy d’Étigues. Ces diverses aventures n’ont été rapportées que pour donner de vous, en quelques traits, une image aussi claire que possible.

— Vous croyez avoir donné de moi une image aussi claire que possible ?

— Au point de vue qui nous occupe, oui.

— Vous vous contentez de peu. Et quels liens voyez-vous entre ces différentes aventures ?

— J’en vois de trois sortes. D’abord le témoignage de toutes les personnes qui vous ont reconnue, et grâce auxquelles on remonte, de proche en proche, aux jours les plus reculés. Ensuite l’aveu de vos prétentions.

— Quel aveu ?

— Vous avez redit au prince d’Arcole les termes mêmes de la conversation qui eut lieu entre vous et lui dans la gare de Modane.

— En effet, dit-elle. Et puis ?…

— Et puis voici trois portraits qui vous présentent bien tous les trois, n’est-ce pas ?

Elle les regarda et déclara :

— Ces trois portraits me représentent.

— Eh bien ! fit Godefroy d’Étigues, le premier est une miniature peinte en 1816 à Moscou, d’après Josine, comtesse de Cagliostro. Le second, qui est cette photographie, date de 1870. Celle-ci est la dernière, prise récemment à Paris. Les trois portraits sont signés par vous. Même signature. Même écriture. Même paraphe.

— Qu’est-ce que cela prouve ?

— Cela prouve que la même femme…

— Que la même femme, interrompit-elle, a conservé en 1894 son visage de 1816 et de 1870. Donc au bûcher !

— Ne riez pas, madame. Vous savez qu’entre nous le rire est un blasphème abominable.

Elle eut un geste d’impatience, et frappa l’accoudoir du banc.

— Mais enfin, monsieur, finissons-en avec cette parodie ? Qu’y a-t-il ? Que me reprochez-vous ? Pourquoi suis-je ici ?

— Vous êtes ici, madame, pour nous rendre compte des crimes que vous avez commis.

— Quels crimes ?

— Mes amis et moi nous étions douze, douze qui poursuivions le même but. Nous ne sommes plus que neuf. Les trois autres sont morts, assassinés par vous.

Une ombre peut-être, du moins Raoul d’Andrésy crut l’y discerner, voila comme un nuage le sourire de la Joconde. Tout de suite, d’ailleurs, le beau visage reprit son expression coutumière, comme si rien ne pouvait altérer la paix de cette femme, pas même l’effroyable accusation lancée contre elle avec tant de virulence. On eût dit vraiment que les sentiments habituels lui étaient inconnus, ou bien alors qu’ils ne se trahissaient point par ces signes d’indignation, de révolte et d’horreur qui bouleversent tous les êtres. Quelle anomalie ! Coupable ou non, une autre se fût insurgée, elle se taisait, elle, et nul indice ne permettait de savoir si c’était par cynisme ou par innocence.

Les amis du baron demeuraient immobiles, la figure âpre et contractée. Derrière ceux qui le cachaient presque entièrement aux regards de Joséphine Balsamo, Raoul apercevait Beaumagnan. Ses bras accoudés au dossier de la chaise, il tenait son visage dans ses mains. Mais les yeux étincelaient entre les doigts disjoints, et s’attachaient à la face même de l’ennemie.