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Le baron d’Étigues laissa se prolonger ses dernières paroles dans le silence. On l’avait écouté avec une attention profonde. Raoul, dérouté par cette histoire incroyable, essayait de saisir sur le visage de la comtesse le reflet de l’émotion ou d’un sentiment quelconque. Mais elle demeurait impassible, ses beaux yeux toujours un peu souriants.

Et le baron poursuivit :

— Ce rapport, et probablement aussi l’influence dangereuse que prenait la comtesse aux Tuileries, devait couper court à sa fortune. Un arrêté d’expulsion fut signé contre elle et contre son frère. Le frère s’en alla par l’Allemagne, elle par l’Italie. Un matin elle descendit à Modane, où l’avait conduite un jeune officier. Il s’inclina devant elle et la salua. Cet officier s’appelait le prince d’Arcole. C’est lui qui a pu se procurer les deux documents, le numéro du Charivari et le rapport secret dont l’original est entre ses mains avec ses timbres et signatures. C’est enfin lui qui, tout à l’heure, certifiait devant vous l’identité indubitable de celle qu’il a vue ce matin-là et de celle qu’il voit aujourd’hui.

Le prince d’Arcole se leva et gravement articula :

— Je ne crois pas au miracle, et ce que je dis est cependant l’affirmation d’un miracle. Mais la vérité m’oblige à déclarer sur mon honneur de soldat que cette femme est la femme que j’ai saluée en gare de Modane il y a vingt-quatre ans.

— Que vous avez saluée tout court, sans un mot de politesse ? insinua Joséphine Balsamo.

Elle s’était tournée vers le prince et l’interrogeait d’une voix enjouée où il y avait quelque ironie.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire qu’un officier français a trop de courtoisie pour prendre congé d’une jolie femme par un simple salut protocolaire.

— Ce qui signifie ?

— Ce qui signifie que vous avez bien dû prononcer quelques paroles.

— Peut-être. Je ne m’en souviens plus… dit le prince d’Arcole avec un peu d’embarras.

— Vous vous êtes penché vers l’exilée, monsieur. Vous lui avez baisé la main un peu plus longtemps qu’il n’eût fallu, et vous lui avez dit : « J’espère, madame, que les instants que j’ai eu le plaisir de passer près de vous ne seront pas sans lendemain. Pour moi, je ne les oublierai jamais. » Et vous avez répété, soulignant d’un accent particulier votre intention de galanterie : « Jamais, vous entendez, madame ? jamais… »

Le prince d’Arcole semblait un homme fort bien élevé. Pourtant, à l’évocation exacte de la minute écoulée un quart de siècle plus tôt, il fut si troublé qu’il marmotta :

— Nom de D. !

Mais, se redressant aussitôt, il prit l’offensive, d’un ton saccadé :

— J’ai oublié, madame. Si le souvenir de cette rencontre fut agréable, le souvenir de la seconde fois où je vous vis, l’a effacé.

— Et cette seconde fois, monsieur ?

— C’est au début de l’année suivante, à Versailles où j’accompagnais les plénipotentiaires français chargés de négocier la paix de la défaite. Je vous ai aperçue dans un café, assise devant une table, buvant et riant avec des officiers allemands dont l’un était officier d’ordonnance de Bismarck. Ce jour-là, j’ai compris votre rôle aux Tuileries et de qui vous étiez l’émissaire.

Toutes ces divulgations, toutes ces péripéties d’une vie aux apparences fabuleuses, se développèrent en moins de dix minutes. Aucune argumentation. Aucune tentative de logique et d’éloquence pour imposer une thèse inconcevable. Rien que des faits. Rien que des preuves en raccourci, violentes, assenées comme des coups de poing, et d’autant plus effarantes qu’elles évoquaient, contre une toute jeune femme, des souvenirs dont quelques-uns remontaient à plus d’un siècle !

Raoul d’Andrésy n’en revenait pas. La scène lui semblait tenir du roman, ou plutôt de quelque mélodrame fantastique et ténébreux, et les conjurés lui semblaient également en dehors de toute réalité, eux qui écoutaient toutes ces histoires comme si elles avaient eu la valeur de faits indiscutables. Certes Raoul n’ignorait pas la médiocrité intellectuelle de ces hobereaux, derniers vestiges d’une autre époque. Mais, tout de même, comment pouvaient-ils faire abstraction des données mêmes du problème qui leur était posé par l’âge que