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Elle continua :

— Ce qu’il est advenu de toi durant les années qui suivirent, je l’ignore. Tu vivais en province ou à l’étranger. Néanmoins le hasard t’ayant remis en face d’Élisabeth, tu t’es installé de nouveau dans ta maison du Vésinet, et tu as fréquenté régulièrement les Clématites. À ce moment tu avais ton idée.

— Quelle idée ?

— Celle d’épouser Élisabeth, idée encore vague, car la dot, qu’elle apportait ne suffisait pas à ton ambition : mais idée qui allait prendre corps, après une confidence qu’Élisabeth eut l’imprudence de te faire.

— En vérité ?

— Oui, elle te confia qu’un jour ou l’autre, sa dot serait augmentée par une somme considérable que devait lui léguer un cousin de notre mère.

— Pure invention, protesta Jérôme. Je n’ai jamais su cela.

— Pourquoi mens-tu ? Le journal d’Élisabeth, que je ne t’ai jamais donné à lire — par une sorte de réserve instinctive, car je l’ai communiqué à d’autres — ce journal est formel sur ce point. Donc, rassuré sur l’argent, sachant ce cousin malade, tu deviens plus empressé, tu te fais aimer d’Élisabeth, et elle accueille ta demande. Élisabeth est heureuse. Toi aussi, du moins tu le parais. Mais entre temps, tu te renseignes.

— Sur quoi ?

— Sur la raison qui motive le legs de ce cousin. Alors, tu fouilles dans le passé, tu interroges de droite et de gauche — ne dis pas non, on me l’a répété — tu ramasses les potins d’autrefois, et tu apprends qu’il y a eu fâcherie entre notre père et ce cousin, querelle, scandale, etc… et qu’à cette époque les méchantes langues ont prétendu qu’Élisabeth était la fille de Georges Dugrival. Je dis le nom, puisque c’est une abominable calomnie.

— Une calomnie, en effet.

— N’importe, tu tiens à savoir. Tu veux une certitude sur les projets de Georges Dugrival, et, tandis qu’Élisabeth est retenue ici, souffrante, tu vas faire ton enquête à Caen. Tu t’introduis, une nuit, je ne sais comment, dans la chambre même de Georges Dugrival, tu ouvres son armoire à glace, tu lis son testament daté de dix ans déjà, et tu te rends compte ainsi qu’Élisabeth ne devait jamais rien recevoir, et que la légataire, c’est moi. Dès lors, Élisabeth est condamnée.

Jérôme hocha la tête.

— S’il y avait un mot, un petit mot de vrai dans ton roman, pourquoi Élisabeth eût-elle été condamnée ? Il me suffisait de rompre.

— Comment t’aurais-je épousé, si tu avais rompu avec elle ? La rupture de ta part, la trahison, c’était la perte de toute espérance. L’héritage s’évanouissait pour toi. Alors, tu as tergiversé, et, tandis que les jours passaient, le plan monstrueux s’infiltrait en toi… un plan de lâcheté et d’hypocrisie. Le meurtre, c’était une solution terrible, et si dangereuse. Avais-tu besoin de tuer pour t’affranchir ? Non, mais de gagner du temps, d’empêcher le mariage par des moyens sournois, invisibles, anonymes, pourrait-on dire. Qu’Élisabeth, qui est déjà malade, dont les poumons sont en mauvais état, ait une rechute grave, qui la mette en péril, c’est le mariage manqué, devenu impossible, c’est la liberté reconquise peu à peu, et la possibilité, un jour ou l’autre, bientôt, de te retourner vers moi, sans qu’il y ait eu rupture ou assassinat. C’est la mort,