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versé il pressentait la puissance irrésistible qui dirigeait sa vie, puissance mise en jeu par lui et sous laquelle maintenant il râlait.

Sa vie ! Elle se dresse peu à peu dans le champ de sa vision, ainsi qu’un panorama lumineux dont toutes les scènes seraient sur le même plan, sans effets de perspective. Entre son premier crime commis et son second crime avorté, il en aperçoit à la fois l’ensemble et les détails. Comme d’une hauteur, il se distingue tout petit, travailleur minuscule qui bâtît sa petite maison dans un repli de terrain, à l’abri des vents. Pierre à pierre, il ajoute un étage. Patiemment, il dessine son petit jardin et le divise en allées étroites et en plates-bandes régulières.

Il se rappelle son égoïste aventure à Capri, son voyage orné de faux enthousiasmes, ses semblants d’orgie en compagnie de créatures quelconques, son intrigue avec une fille qui le trompe. Il se rappelle ses tentatives menteuses vers l’art, ses essais de style, son mariage inconséquent et le soin qu’il prend successivement de sa femme et de son fils.

C’est cela dix ans de vie. À distance, tous ces faits lui paraissent d’égale dimension, distribués en casiers analogues. L’un ne dépasse pas l’autre. Ils forment comme les arbres de son jardin, tous taillés sur le même modèle, à sa mesure, et produisant des fruits identiques et utiles.

Et ces fruits, et le rapport de cette petite propriété bien entretenue, et ce que l’on respire dans les pièces symé-