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formidable de cette terre humide, la vie féconde qui jaillit en senteurs grasses, en couleurs franches, en floraisons exubérantes ! Seul être vivant qui errât dans le silence et la solitude de la vallée, il s’imaginait que toute cette vie se mêlait à sa propre vie et la doublait et l’amplifiait, et que sa jeunesse s’éternisait au contact de cette jeunesse éternelle.

Trop forte, son exaltation aboutit à de la griserie. Ses nerfs, ébranlés par des crises trop diverses, se détendirent. Il s’assit sous un arbre, et au milieu de sanglots un cri d’espoir lui échappa :

— Je suis sauvé ! Je suis sauvé !

Il avait eu si peur ! De si près, là-bas, il avait contemplé le gouffre, de si près que ses yeux s’habituaient au vertige des abîmes. Il se rappela les derniers mois, où, l’idée, violatrice de son cerveau, il l’accueillait peu à peu en compagne, en hôtesse, en amie, comme une idée toute simple, presque banale. Il s’accoutumait à elle, et la perfide, parmi les distractions ou les soucis de sa pensée, brusquement jetait un nom, toujours un nom de riche.

Il frissonna, comme au récit d’un péril que l’on a frôlé à son insu. Revenant sur ses pas, il se fit un serment. Jamais il n’irait plus loin que cet arbre. Jamais il ne remonterait cette rivière au delà de sa source. Entre ces deux limites, il se confinerait jusqu’à ce que son âme trouvât le calme et l’oubli. Au dedans, c’était le salut : au dehors, la tentation.

Le jour même, commença l’œuvre d’apaisement. L’effort manuel serait un auxiliaire utile. Il demanda :

— Père, puis-je te servir à quelque chose ? J’ai des muscles, tu sais… une