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blessure ou lésion, la souffrance est l’inassouvissement d’un besoin. Ainsi je souffrais de la faim, du froid, de la saleté, de la fatigue, enfin d’un nombre indéterminé de besoins inassouvis. Or l’un de ces besoins, un seul, la faim, est satisfait, et, instantanément, j’éprouve une transformation, une joie. Qu’arriverait-il si tous ces instincts, ou la plupart étaient assouvis ? Ne serait-ce pas le bonheur, ou une somme de bonheur relative au nombre et à l’importance des désirs réalisés ! De même, affamé, j’étais brutal, haineux, jusqu’à frapper Juliette. Repu, j’ai un élan de mansuétude et de bienveillance, au point que j’excuse ma maîtresse de son acte. Ce changement, quelques bouchées de pain l’ont produit. En ce cas, si je ne manquais de rien, n’atteindrais-je pas à la parfaite bonté, à la miséricorde infinie ? N’est-ce pas dans l’assouvissement intégral de tous mes instincts que je trouverai l’équilibre indispensable au développement de mon intelligence ? Et il murmura :

— Quant au moyen, il sera d’autant plus périlleux et ingrat que le but sera plus hardi. En vendant une femme, j’ai obtenu des aliments. Si je veux conquérir la fortune, c’est-à-dire la facilité d’apaiser tous mes instincts, que faudra-t-il ?

Tout frissonnant, il évita de se répondre, mais au-dessus de lui, autour de lui, de tous côtés, se multipliaient les miroirs fidèles qui reflétaient l’absolue nudité de son âme. Et il fut bouleversé. Car il vit ceci, qu’il ne soupçonnait pas : rien ne l’empêcherait de parvenir à son but. Et ce but était l’argent. L’argent seul lui assurerait le bonheur. De l’argent il attendait la paix, la gloire, le ta-