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ni forme précise, une bête guettant sa proie effarée. Durant sa toilette, ou ses repas, ou ses insomnies, il se la figurait à l’affût quelque part. Elle aiguisait ses ongles. Elle se léchait les babines, ses yeux brillaient.

Il la dotait d’attributs composites. Elle se cachait derrière ce rideau avec la malice d’un singe. Perchée au faîte de cette armoire, elle s’y pelotonnait comme un tigre. Aplatie sous ce meuble, elle devenait serpent. Et ce serait un immonde vampire, aux ailes méchantes, qui sucerait le sang de son cerveau.

Le supplice était d’ignorer l’heure où le monstre s’abattrait sur lui. Ce pouvait être à tout instant, au coin d’une rue, pendant son sommeil. Pour se tranquilliser, il disait :

— Voyons, c’est absurde. Que je tremble devant un remords, devant le souvenir infernal de mon crime, soit, mais non devant l’appréhension de ce remords.

Hélas ! cette appréhension n’annonçait-elle point l’investissement progressif de l’ennemi ? Et n’y devait-il pas parer à l’aide de travaux de défense ?

Un soir, décidé, il se rendit en un lieu de spectacle, où se tenait marché de femmes. Après divers essais que son goût plus délicat empêcha d’aboutir, il fit l’acquisition d’une petite blonde dont la séduction compensait la laideur et la tristesse. C’était une œuvre pie que de la préférer à ses semblables. Il y gagnerait de n’être point choqué par des manières communes. Elle s’appelait Aurélie.