Page:Leblanc - Dorothée, danseuse de corde, paru dans Le Journal, 1923.djvu/78

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Dorothée redoubla de vitesse, afin de secourir Me Delarue, victime certainement d’une agression. Mais après quelques minutes de course, si rapide qu’aucun bruit n’aurait pu lui parvenir, elle n’eut que le temps de sauter en dehors de la piste, et de s’effacer devant le galop furieux de l’âne et de son cavalier, lequel, à plat ventre, se cramponnait de ses bras noués autour de l’encolure.

Me Delarue, dont la tête pendait de l’autre côté, ne la vit même point.

Anxieuse, comprenant que Saint-Quentin et ses camarades ne seraient pas avertis, si elle ne réussissait point à traverser le Mauvais-Pas, Dorothée se remettait en route, quand elle discerna sur l’une des crêtes la silhouette de deux hommes qui s’en venaient à sa rencontre. C’étaient les complices. Ils avaient barré la route à Me Delarue et, maintenant, agissaient à la façon de rabatteurs.

Alors, elle se jeta dans les fourrés et s’enfonça dans un creux rempli de feuilles mortes dont elle se recouvrit.

Les complices passèrent sans un mot. Elle entendit le bruit lourd de leurs chaussures ferrées, qui s’éloigna du côté des ruines, et, quand elle se releva, ils avaient disparu.

Aussitôt, n’ayant plus d’obstacle devant elle, Dorothée franchit le Mauvais-Pas, parvint à la bande de terre qui rattachait la presqu’île à la côte, remarqua que le baron Davernoie et son amie ne se trouvaient plus au bord de l’eau, remonta la pente, et se hâta vers l’auberge. Un peu avant d’arriver, elle appela :

— Saint-Quentin !… Saint-Quentin !

Ses pressentiments redoublaient. Elle passa devant la maison et ne vit personne. Elle traversa le verger, visita la grange, et poussa vivement la porte de la roulotte.

Là non plus, personne. Rien que les sacs des enfants et les objets habituels.

— Saint-Quentin ! Saint-Quentin ! cria-t-elle de nouveau.

Elle retourna vers la maison et, cette fois, y entra.

La petite salle qui tenait lieu de café, et où se dressait le comptoir de zinc de l’auberge, était vide. Il y avait par terre, renversés, des bancs et des chaises. Sur une table, trois gobelets à moitié pleins et une bouteille.

Dorothée appela :

— Madame Amouroux…

Elle crut entendre un gémissement et s’approcha du comptoir. Derrière, courbée en deux, les bras et les jambes ligotés, l’aubergiste était attachée aux planches du lambris. Un mouchoir lui recouvrait la bouche.

— Blessée ? demanda Dorothée en la délivrant de son bâillon.

— Non… non…

— Et les enfants ? reprit la jeune fille, d’une voix mal assurée.

— Ils n’ont rien.

— Où sont-ils ?

— Du côté de la mer, je crois.

— Tous ?

— Sauf un, le plus petit.

— Montfaucon ?

— Oui.

— Mon Dieu, qu’est-il devenu ?

— On l’a enlevé.

— Qui ?

— Deux hommes… deux hommes qui sont entrés ici et qui m’ont demandé à boire. Le petit jouait près de nous. Les autres devaient s’amuser au fond du verger derrière les granges. On ne les entendait pas. Et puis voilà qu’un des hommes m’a saisie à la gorge, tandis que le second empoignait le petit.

» — Pas un mot, qu’ils ont dit, sans quoi on vous serre la vis. Où sont les autres gosses ?

» J’eus l’idée de répondre qu’ils pêchaient au bord de la mer, dans les rochers.

» — C’est vrai ça, la vieille ? qu’ils me dirent. Tu risques gros, si tu mens. Jure-le.

» — Je le jure.

» — Et toi, le môme, réplique. Où sont tes frères et sœurs ?

» J’ai eu vraiment peur, madame. Le petit pleurait. Mais il a dit de même que moi, — et il savait bien que ce n’était pas vrai :

» — Ils jouent là-bas, dans les roches.

» Alors, ils m’ont attachée, et ils m’ont dit :

» — Reste là. Nous revenons. Et si on ne t’y trouve pas, gare à toi, la mère.