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— Supposition plus que vraisemblable, maître Delarue, puisque, en dehors de nous, en dehors de ces quatre jeunes gens et de moi, il y a d’autres personnes, d’autres familles chez lesquelles l’histoire Beaugreval, ou une partie de l’histoire Beaugreval, s’est perpétuée, et puisque depuis plusieurs mois, je combats pour la possession de l’indispensable médaille d’or dérobée à mon père.

Les paroles de Dorothée produisirent une grande impression. Elle précisa :

— La famille de Chagny-Roborey dans l’Orne, la famille d’Argonne dans les Ardennes, la famille Davernoie en Vendée, autant de foyers où la tradition a été entretenue. Et autour de cela, drames, vols, assassinats, folie, tout un bouillonnement de passions et de violences.

— Cependant, observa Errington, il n’y a ici que nous. Que font-ils, les autres ?

— Ils attendent. Ils attendent une date qu’ils ignorent. Ils attendent la médaille. J’ai vu devant l’église de La Roche-Périac un chemineau et une ouvrière qui attendent le miracle. J’ai vu deux pauvres déments qui sont venus au rendez-vous et qui attendent au bord de l’eau. Et, il y a huit jours, j’ai livré à la justice un bandit dangereux du nom de d’Estreicher, apparenté de loin à ma famille, lequel avait tué pour s’emparer de la pièce d’or. Me croirez-vous maintenant si je vous dis que nous avons affaire à un imposteur ?

Dario objecta :

— Alors l’homme qui est ici serait venu pour jouer le rôle même que le marquis espérait tenir deux cents ans après sa mort ?

— Certes.

— Dans quel but ?

— Les diamants, vous dis-je, les diamants !

— Mais, puisqu’il en connaissait l’existence, il n’avait qu’à les chercher et à se les approprier.

— Il aura cherché, croyez-le, et sans relâche, mais en vain ! Nouvelle preuve que cet homme ne connaissait que la relation de Geoffroy, puisque Geoffroy n’avait pas été mis par son maître au courant de la cachette. Et c’est pour connaître cette cachette, pour assister à la réunion des descendants Beaugreval, qu’il joue, aujourd’hui 12 juillet 1921, et après des mois et des années de préparation, le rôle du marquis.

— Rôle dangereux ! Rôle impossible !

— Possible au moins quelques heures, ce qui suffisait. Que dis-je, quelques heures… Mais songez donc que, après dix minutes, nous étions tous d’accord pour lui remettre cette seconde enveloppe qui contient le mot de l’énigme, et qui était très probablement le but même de son entreprise. Il devait savoir l’existence d’un codicille, d’un document d’explication. Mais où le trouver, ce document ? Plus de tabellion Barbier ! Plus de successeurs ! Où le trouver ? Mais ici, à la réunion du 12 juillet ! Logiquement le codicille devait y être apporté ! Logiquement on le lui remettrait ! Et, de fait, je l’avais dans la main. Je le lui tendais. Une seconde de plus, il en prenait connaissance. Après quoi, bonsoir. Le soi-disant marquis de Beaugreval, une fois possesseur des diamants du marquis de Beaugreval, rentrait dans le néant, c’est-à-dire se sauvait au plus vite.

Webster demanda :

— Pourquoi ne l’avez-vous par remise, cette enveloppe ? Vous avez deviné ?…

— Deviné, non. Mais je me défiais. En la lui offrant, je faisais surtout une expérience. Quelle charge contre lui, s’il répondait à mon offre par un geste d’acceptation, inexplicable au bout de si peu de temps ! Il accepta. Je vis sa main trembler d’impatience. J’étais fixée. Mais en même temps, le hasard me comblait ; j’aperçus un peu d’or dans sa bouche !

Tout cela s’enchaînait de la façon la plus rigoureuse, et Dorothée montrait le travail des événements, des causes et des effets, comme on fait voir un ouvrage de tapisserie dont le jeu compliqué des dessins et des nuances produit l’unité la plus harmonieuse.

Les quatre jeunes gens étaient confondus et nul d’entre eux ne mettait en doute la parole de la jeune fille.

Archibald Webster déclara :

— On croirait que vous avez assisté à toute l’aventure.

— Oui, fit Dario, le marquis ressuscité a joué toute la comédie devant vous.