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qu’indistinctement, avec ces organes bien affaiblis. Je ne sais. Je prévois une période d’engourdissement et de malaise pendant laquelle mon esprit devra rassembler ses idées comme on fait au sortir du sommeil.

» Je ne me hâterai pas, d’ailleurs, et vous demande en grâce de ne point chercher à tendre mes efforts. Des journées paisibles, une nourriture plus abondante, me ramèneront insensiblement aux douceurs de la vie.

» Ne craignez point du reste que je sois à votre charge, mes enfants. À l’insu des miens, j’ai rapporté des Indes quatre diamants de grosseur extraordinaire, quatre diamants rouges de Golconde, que j’ai mis dans l’endroit le plus impénétrable qui soit, et sur lesquels il me suffira d’emprunter pour tenir mon rang et jouir grandement de l’existence.

» Comme je dois penser que ma mémoire n’aura peut-être pas gardé le souvenir de cet endroit mystérieux, j’ai marqué le secret en quelques lignes placées ci-inclus, sous une seconde enveloppe intérieure, portant la désignation de « codicille ».

» Ce codicille, je n’en ai pas soufflé mot, même à mon serviteur Geoffroy et à son épouse. Si, par faiblesse bien humaine, ils léguaient à leurs enfants quelque récit faisant confidence de mon histoire secrète, ils ne pourraient cependant révéler la cachette de ces quatre diamants merveilleux qu’ils ont souvent admirés et qu’ils chercheront en vain après mon départ.

» Donc l’enveloppe intérieure me sera remise dès mon retour à la vie. Dans le cas, impossible à mon sens, mais que néanmoins votre intérêt m’oblige à considérer, où la destinée m’aurait trahi et où vous ne trouveriez pas trace de moi, vous ouvririez vous-mêmes l’enveloppe et, connaissant la cachette, prendriez possession des diamants.

» D’ores et déjà, j’en reconnais la pleine propriété à ceux de mes descendants qui présenteront la médaille d’or, sans que personne ait le droit d’intervenir dans le juste partage qu’ils feront entre eux, et je leur demande de régler cette affaire eux-mêmes, seuls, et suivant leur conscience.

» J’ai dit ce que j’avais à dire, mes enfants. Je vais entrer dans le silence et attendre votre venue. Nul doute que vous ne veniez de tous les coins de la terre à l’appel impérieux de la pièce d’or. Issus du même sang, soyez entre vous comme des frères et des sœurs. Approchez gravement de celui qui repose, et délivrez-le des liens qui le retiennent dans le royaume des ténèbres…

» Écrit de ma propre main, en parfaite santé d’esprit et de corps, ce jourd’hui 12 juillet 1721. Sur quoi je signe de mon nom. Jean-Pierre-Augustin de La Roche, marquis de… »

Me Delarue se tut, examina de plus près le papier, puis, après un instant, murmura :

— La signature n’est guère lisible… Le nom commence-t-il par un B ou par un R ?… Le paraphe brouille toutes les lettres.

Dorothée prononça lentement :

— Jean-Pierre-Augustin de la Roche, marquis de Beaugreval.

— Mais oui, mais oui, s’écria aussitôt le notaire… c’est bien cela… Marquis de Beaugreval. Comment le savez-vous ?

— C’est un des noms de ma famille.

— Un des noms ?…



XII.

L’élixir de résurrection


Dorothée ne répondit pas, tout absorbée encore par l’étrange missive du marquis. Ses compagnons, les yeux fixés sur elle, semblaient attendre que la jeune fille exprimât une opinion, et, comme elle se taisait, George Errington, de Londres, répéta :

Good joke !

Elle secoua la tête :

— Est-ce bien sûr, cousin, que ce soit une plaisanterie ?

— Oh ! mademoiselle, pensez donc ! cette résurrection !… l’élixir !… les diamants cachés !…

— Ça, je ne dis pas, fit Dorothée en souriant, le bonhomme me paraît un peu détraqué. Toujours est-il que la lettre qu’il nous adresse est certainement authentique, qu’après deux siècles nous sommes venus à son rendez-vous, comme il l’avait prévu, et que, en définitive, nous sommes bien de la même famille.

— Je crois qu’on pourrait s’embrasser de nouveau, mademoiselle…

— Mon Dieu, répliqua Dorothée, si notre aïeul le permet, je veux bien, moi.

— Mais il nous le permet !

— Allons le lui demander…

Me Delarue protesta :

— Vous irez sans moi, mademoiselle, je vous l’assure. Comprenez bien que je ne vais pas aller voir si Jean-Pierre-Augustin de La Roche, marquis de Beaugreval, est encore en vie à l’âge de deux cent soixante-deux ans !