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entrait de plain-pied sur un terrain où la jeune fille avait tracé, au milieu de fourrés inextricables en apparence, une route qu’il n’avait plus qu’à suivre en toute tranquillité.

— Mais oui… dit-il… mais oui… il n’y a plus autre chose à faire… et je dois vous communiquer ce que je sais… tout ce que je sais… Excusez-moi… Cette histoire est si déconcertante !…

Remis de son effarement, il reprit toute la dignité qui convient à un notaire. On lui prépara une place d’honneur, sur une sorte de gradin formé par l’aspérité du sol. Il s’y assit. On forma le cercle. Selon les instructions de Dorothée, il entrouvrit sa serviette d’un air important, en homme qui a l’habitude que les yeux se fixent sur lui et que les oreilles recueillent ses moindres paroles, et, sans plus se faire prier, il débita un discours évidemment préparé pour le cas où, contre toute attente et toute logique, il se trouverait en présence de quelqu’un au rendez-vous fixé.

— Mon préambule sera bref, dit-il, car j’ai hâte d’arriver à l’objet même de cette réunion. Le jour — il y a de cela quatorze ans — où je m’installai à Nantes dans l’étude de notaire dont j’avais fait l’acquisition, mon prédécesseur, après m’avoir mis au courant de certaines affaires plus compliquées, s’écria : « Ah ! mais, j’allais oublier… Oh ! cela n’a guère d’importance, d’ailleurs… Mais, tout de même… Tenez, mon cher confrère, voici le plus vieux dossier de l’étude. Maigre dossier, puisqu’il se compose d’une lettre, comme vous voyez, une simple lettre sous enveloppe cachetée avec cette mention que je ne veux pas tarder à vous lire :

» Missive confiée à la bonne garde du sieur Barbier, tabellion, et de ses successeurs, pour être ouverte le 12 juillet 1921, à midi, devant l’horloge du château de La Roche-Périac, et pour être lue en présence de tous possesseurs de la médaille d’or frappée par mes soins. »

Voilà. Pas d’autres explications, mon prédécesseur n’en ayant point reçu de celui dont il avait acheté l’étude. Tout au plus put-il m’apprendre que, d’après ses recherches parmi les vieux registres de la paroisse de Périac, le sieur Barbier (Hippolyte-Jean), tabellion, vivait au début du dix-huitième siècle. À quelle époque son étude fut-elle fermée ? Pour quelles raisons les dossiers furent-ils transportés à Nantes ? Peut-être devons-nous supposer qu’à la suite de certaines circonstances, un des châtelains de La Roche-Périac a quitté le pays et s’est installé à Nantes avec ses meubles, ses chevaux, son personnel, et jusqu’au tabellion du village. Toujours est-il que, depuis près de deux cents ans, la lettre confiée à la bonne garde du tabellion Barbier et à celle de ses successeurs dormait au fond des tiroirs et des casiers, sans que personne eût cherché à surprendre le secret demandé par celui qui l’avait écrite ! Et il advenait que selon toute vraisemblance ce devait être à moi d’en couper le cachet !

Me Delarue fit une pause et observa ses auditeurs. Ils étaient, comme on dit, suspendus à ses lèvres. Content de l’impression produite, il tapota la serviette de cuir, et continua :

— Vous dirai-je que, bien souvent, ma pensée s’arrêta sur cette perspective et que j’étais curieux de savoir le contenu d’une pareille lettre ? Un voyage que je fis ici même ne me fournit aucune indication, malgré mes fouilles personnelles dans les archives des villages et des bourgs de la région.

» Et l’époque arriva. Avant tout, j’allai consulter mon président de tribunal civil. Une question se posait en effet. Si la lettre était considérée comme l’expression d’une disposition testamentaire, peut-être ne devais-je l’ouvrir qu’en présence de ce magistrat. Tel était mon avis. Ce ne fut pas le sien. Le président estima qu’on se trouvait en face d’une manifestation fantaisiste (il prononça même le mot de « fumisterie » ) qui échappait aux méthodes légales, et que je devais agir, tout bonnement.

« On vous donne rendez-vous sous l’orme à midi, le 12 juillet 1921, conclut-il en plaisantant. Allez-y, maître Delarue, décachetez votre missive selon l’ordonnance, et vous viendrez me mettre au courant. Et je vous promets de ne pas rire si vous revenez bredouille. »

» C’est ainsi, dans des dispositions d’esprit fort sceptiques, que je pris le train pour Vannes, puis la diligence, puis, je ne sais où, un âne pour les ruines. Vous comprendrez mon étonnement en voyant que je n’étais pas seul au rendez-vous et que, sous l’orme, ou plutôt sous l’horloge, vous étiez plusieurs qui attendiez.

Les quatre jeunes gens riaient de bon cœur. Marco Dario, de Gênes, dit :

— Tout de même, l’affaire devient sérieuse.