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— Tu ne me crois pas ? Tiens, voici une lettre de lui au vieux baron, c’est-à-dire à son père. Lis cette lettre que j’ai trouvée dans les papiers du baron :

« J’ai enfin mis la main sur la pièce d’or indispensable. À ma prochaine permission, je l’apporterai. »

» Et regarde la date ! Huit jours après la mort du prince d’Argonne ! Es-tu convaincue, hein ? Et ne penses-tu pas que nous pouvons nous entendre en dehors de cette poule mouillée de Raoul ? »

La révélation éprouvait durement la jeune fille. Cependant elle se redressa et, faisant bonne contenance, elle questionna d’Estreicher :

— Que voulez-vous dire ?

— Ceci. La pièce d’or apportée au baron, confiée un moment par lui à son ancienne bonne amie, puis cachée je ne sais où, t’appartient. Raoul n’a aucun droit sur elle. Je te l’achète.

— Quel prix ?

— Ce que tu voudras… la moitié des bénéfices, si tu l’exiges.

Dorothée vit aussitôt le parti qu’elle pouvait tirer de la situation. Là encore s’offrait le moyen de gagner quelques minutes, les minutes décisives, peut-être, moyen pénible et coûteux puisqu’elle risquait de livrer le talisman. Mais pouvait-elle hésiter ? D’Estreicher perdait patience. Il s’effarait à l’idée de l’attaque imminente qui le menaçait. Qu’un accès de peur instinctive le soulevât, et c’était la fuite irrémédiable.

— Une association entre nous, jamais ! Un partage… quelque chose qui fasse de moi votre alliée, non, mille fois non, je vous exècre. Mais un accord pour quelques instants, peut-être.

— Tes conditions ? dit-il. Et dépêche-toi. Profite de ce que je te laisse poser tes conditions.

— Ce sera bref. Votre but est double. La médaille et moi. Il faut choisir. Que voulez-vous par-dessus tout ?

— La médaille.

— En ce cas, que je sois libre, et je vous la donne.

— Jure-moi sur l’honneur que tu sais où elle est ?

— Je le jure.

— Depuis combien de temps ?

— Depuis cinq minutes. Tout à l’heure, je l’ignorais. Je sais maintenant. Un petit fait s’est produit qui m’a renseignée.

Il la crut. Il ne put pas ne pas la croire. Tout ce qu’elle disait ainsi, quand elle vous regardait au fond des yeux, était l’exacte vérité.

— Parle.

— À votre tour, d’abord, jurez-moi qu’aussitôt ma promesse exécutée, je serai libre.

Le regard du bandit clignota. L’idée de tenir un serment lui semblait tout à fait comique, et Dorothée n’ignorait pas non plus que ce serment n’aurait aucune espèce de valeur.

— Je le jure, dit-il.

Et il répéta :

— Parle. Je ne me rends pas bien compte de ce que tu mijotes, mais tout cela ne m’a pas l’air catholique. Aussi je me défie. Souviens-t’en, ma belle.

Entre eux la lutte était à son point le plus aigu, et ce qui donnait à cette lutte son caractère particulier, c’est que chacun d’eux lisait ouvertement dans le jeu de son adversaire. Dorothée ne doutait pas que Raoul, après un retard imprévu, ne fût en route vers le Manoir, et d’Estreicher, qui n’en doutait pas non plus, savait que Dorothée appuyait toute sa conduite sur cette intervention immédiate. Mais il y avait une toute petite chose qui rendait égales leurs chances de victoire. D’Estreicher se croyait en pleine sécurité parce que ses deux complices, collés aux guichets du portail, surveillaient la route et l’arrivée de l’auto. Or, la jeune fille avait eu l’admirable précaution de prescrire à Raoul l’abandon de l’auto et le choix des routes dissimulées. Tout l’espoir de Dorothée venait de ce détail.

Elle donna donc tranquillement son explication, en obéissant d’ailleurs toujours au souci de faire traîner l’entretien.

— Je n’ai jamais cessé de croire, dit-elle, et je suis sûre que vous pensiez comme moi, que le baron ne quittait pour ainsi dire pas la médaille.

— J’ai fouillé partout, objecta d’Estreicher.

— Moi aussi. Mais je ne prétends pas