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— Tu ne peux pas savoir, chuchota d’Estreicher, comme c’est bon de te sentir là, toute frissonnante, et de t’emporter avec moi, contre moi, sans que tu puisses éviter l’inévitable. Mais qu’est-ce que tu as ? Tu pleures ? Faut pas, ma petite. Après tout, quoi ? Tu te serais bien laissé dorloter, un jour ou l’autre, sur la poitrine du beau Raoul… Alors, il n’y a pas de raison pour que je te dégoûte plus que lui, hein ? Mais ! ah ça mais ! s’écria-t-il, avec irritation, t’as pas fini de sangloter.

Il la retourna sur son épaule, et lui saisit la tête.

Il fut confondu.

Dorothée riait.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi ris-tu ? Est-il possible que tu aies le cœur de rire ? Qu’est-ce qu’il y a donc ?

Ce rire l’effrayait comme une menace de danger. La gueuse, pourquoi riait-elle ? Une rage subite le souleva et, l’ayant assise contre un arbre, bêtement, de son poing fermé où pointait une bague, il la frappa sur le front, parmi les cheveux, avec tant de force que le sang gicla.

Elle riait encore, tout en balbutiant sous son bâillon :

— Quelle brute vous faites !

— Si tu ris, je te mords la bouche, coquine, grinça-t-il, courbé sur les lèvres rouges qu’il avait libérées du bâillon.

Il n’osait pas encore accomplir un tel geste, respectueux malgré lui et presque intimidé par elle. Cependant elle eut peur et reprit son sérieux.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il y a ? répéta-t-il. Tu devrais pleurer, et tu ris. Pourquoi ?

— Je ris, dit-elle, à cause des assiettes.

— Quelles assiettes ?

— Celle qui forment l’écrin de la médaille.

— Celles-là ?

— Oui.

— Eh bien ?

— Eh bien, toutes deux ce sont des assiettes du cirque Dorothée, avec lesquelles je jonglais…

Il parut interloqué.

— Qu’est-ce que tu chantes ?

— Oui, n’est-ce pas, expliqua-t-elle, Saint-Quentin, et moi, nous les avons soudées ensemble. J’ai gravé au couteau la devise magique, et, cette nuit, nous les avons jetées à l’eau.

— Mais tu es folle… je ne comprends pas. Dans quel but as-tu fait cela ?

— Comme la vieille Assire, torturée par vous, avait bredouillé des aveux où il était question de la rivière, je ne doutais pas que vous ne tombiez dans le piège.

— Quel piège ?

— Je voulais vous faire sortir d’ici.

— Tu savais donc que j’étais ici ?

— Parbleu ! et je savais que vous assistiez au repêchage. Alors j’étais sûre de ce qui se passerait. Croyant que cet écrin, retrouvé au fond de l’eau, sous vos yeux mêmes, contenait la médaille, et voyant, d’autre part que Raoul s’en allait et que j’étais seule au Manoir, vous ne pouviez pas ne pas venir. Vous êtes venu.

Il bredouilla :

— La pièce d’or… elle n’est donc pas dans cet écrin ?

— Mais non, il est vide.

— Et Raoul ?… Raoul, tu l’attends ?

— Oui.

— Seul ?

— Avec des policiers. Ils ont rendez-vous.

Il serra les poings et grinça.

— Misérable, tu m’as dénoncé ?

— Je vous ai dénoncé.

Pas une seconde d’Estreicher ne pensa qu’elle pouvait mentir. Il tenait le disque de métal entre ses mains, et il lui eût été facile, avec la pointe de son couteau, d’en percer la soudure. À quoi bon ? Le disque de métal était vide. Il le savait. Il comprenait soudain toute la comédie qu’elle avait jouée sur l’étang, et il s’expliquait la sorte de malaise et d’inquiétude qu’il avait éprouvée en assistant à des péripéties dont l’enchaînement lui semblait étrange.

Pourtant il était venu. Il s’était jeté, aveuglément, la tête basse, dans le piège qu’elle avait préparé devant lui avec tant d’audace. De quel pouvoir miraculeux disposait-elle donc ? Et comment passerait-il à travers les mailles du filet qui l’enveloppait de plus en plus ?

— Allons-nous-en, dit-il, impatient de se soustraire au danger.

Mais il subissait comme une lassitude