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C’était un disque de métal, fer ou cuivre rouillé, de la grandeur d’une soucoupe, et bombé comme une montre énorme. Il devait se composer de deux plaques réunies, mais les bords de ces plaques avaient été soudés, de sorte qu’on ne pouvait ouvrir le disque.

Dorothée frotta l’une des faces et, avec sa main, fit voir à Raoul un mot gravé grossièrement : Fortuna.

— Je ne me suis pas trompée, dit-elle, et la vieille Juliette Assire ne mentait pas, en parlant d’abord de la rivière. Au cours d’une de leurs dernières rencontres, le baron aura jeté ici, dans son écrin de métal, la médaille d’or. Quelle meilleure cachette que le fond de l’étang, jusqu’au jour prochain où il devait utiliser la médaille ? Le premier gosse venu la lui eût repêchée.

Toute joyeuse, elle lança le disque en l’air et s’en servit avec trois cailloux pour jongler. Mais le capitaine fit observer que c’était fête à Clisson, et qu’on devrait bien s’y rendre en auto pour célébrer la victoire.

Ils redescendirent tous en hâte vers le Manoir. Saint-Quentin alla changer de costume. Raoul mit en marche l’auto et la sortit du garage. Tandis que les trois garçons y prenaient place, il rejoignit Dorothée qui s’était assise devant une petite table, sur la terrasse qui longeait la maison.

— Vous ne venez donc pas avec nous, dit-il.

Depuis le début de la journée, il avait l’impression bizarre que tout ce qui se produisait n’était pas très naturel. Les incidents se suivaient dans un ordre parfait, et avec une logique et une précision mathématique que la réalité ne connaît pas. Certes, sans comprendre le jeu de Dorothée, il devinait le dénouement où tendait la jeune fille et qui était la capture de d’Estreicher. Mais grâce à quel stratagème ?

— Ne m’interrogez pas, dit-elle. Nous sommes épiés. Donc, pas de gestes, pas de protestations. Écoutez.

Elle s’amusait à faire tourner le disque sur la table et, très calmement, elle lui dévoila une partie de ses desseins et de ses manœuvres.

— Voici, j’ai écrit en votre nom, il y a quelques jours, au procureur de la République, le prévenant que le sieur d’Estreicher, recherché par la police, coupable de tentative de meurtre contre le baron Davernoie et contre la dame Juliette Assire, serait aujourd’hui au domaine des Buttes. Je demandais l’envoi de deux agents qui vous retrouveraient à quatre heures à l’auberge Masson. Il est quatre heures moins le quart. Allez, Raoul, vos trois domestiques y seront également.

— Que ferai-je ?

— En hâte vous reviendrez ici avec les deux agents et avec les trois domestiques, et cela, non point par la route directe, mais par des sentiers que vous indiqueront Saint-Quentin et ses camarades. À ces endroits, il y a déjà des échelles. Vous les dresserez contre le mur. D’Estreicher et son complice seront là. Vous les tiendrez en respect avec vos fusils, pendant que les agents viendront les arrêter.

— Êtes-vous sûre que d’Estreicher sortira des Buttes ? si tant est que les Buttes lui servent de refuge.

— Absolument sûre. Voici la médaille. Il sait qu’elle est entre mes mains. Comment ne profiterait-il pas de l’occasion pour la reprendre, alors que nous touchons au grand événement ?

Elle s’exprimait avec une tranquillité déconcertante. Bien qu’elle attirât, contre elle seule, toutes les menaces d’un combat qui s’annonçait redoutable, elle n’avait même pas l’air d’être en danger, et sa présence d’esprit était telle qu’en apercevant le vieux baron qui passait devant eux et pénétrait dans le manoir, suivi de son fidèle Goliath, elle fit part de ses observations à Raoul.

— Avez-vous remarqué comme votre grand-père est plus agité depuis quelques jours ? Lui aussi, dans son instinct profond, il sent l’approche de l’événement, et il voudrait agir, il se débat, il lutte contre le mal qui l’immobilise à l’heure même de l’action.

Malgré tout, Raoul hésitait. L’idée de la laisser seule en face de d’Estreicher lui était infiniment pénible.

— Vous avez tout préparé aujourd’hui, dit-il. La police est avertie. Mes domestiques sont prévenus. Le rendez-vous est fixé. Soit. Cependant vous ne pouviez pas savoir que la découverte de ce disque aurait lieu précisément une heure avant le rendez-vous ?

— Obéissez, Raoul. Vous savez que je n’agis pas à la légère, et revenez tous en hâte, car d’Estreicher n’apparaîtra pas ici seulement pour s’emparer de la médaille, mais aussi pour une chose à laquelle il tient peut-être tout autant.

— Quoi ?

— Moi, Raoul.