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elle n’a pas du tout envie de quitter sa chaumière.

La jeune fille s’arrêta devant la croisée dont le rebord, très élevé, se trouvait à la hauteur de ses yeux. Les volets n’étaient pas clos. D’un geste lent, elle réussit à tourner l’espagnolette. Là elle fit une pause. Elle savait que, aussitôt ouverte, la croisée laisserait s’engouffrer l’air et les bruits du dehors, ce qui donnerait l’éveil aux complices. En quelques secondes, elle calcula donc et décomposa les mouvements qu’elle devait accomplir. Sûre d’elle, et se fiant à son extraordinaire agilité, elle regarda du côté de ses ennemis, puis rapidement, sans une erreur de tactique, sans une hésitation, elle ouvrit toute grande la croisée, bondit sur le rebord et sauta dans le jardin.

Deux cris derrière elle, des exclamations furieuses. Mais il fallait aux hommes le temps de comprendre, d’examiner, de heurter le corps de la véritable Juliette… La jeune fille en profita. Trop habile pour filer par le jardin et par la barrière, elle contourna la maison, franchit un talus, s’écorcha aux ronces d’une haie, et sortit dans la campagne.

À ce moment des coups de feu retentirent. D’Estreicher et son camarade tiraient au hasard sur des ombres confuses…

Lorsque Dorothée eut rejoint Raoul et les enfants qui, anxieux de son absence, l’attendaient aux abords de la roulotte, et qu’elle eut raconté sommairement son expédition, elle conclut :

— Maintenant, il s’agit d’en finir. Dans une semaine exactement, la partie définitive se jouera.

Ces quelques jours furent très doux aux deux jeunes gens. Tout en demeurant sur la réserve, Raoul s’enhardissait à causer, et montrait mieux le fond de sa nature à la fois grave et passionnée. Dorothée s’abandonnait avec une certaine joie à cet amour dont elle sentait toute la sincérité. Fort inquiets, Saint-Quentin et ses camarades manifestaient de la mauvaise humeur.

Le Capitaine hochait la tête.

— Dorothée, je crois que j’aime encore moins celui-là que le vilain monsieur, et si tu m’écoutais…

— Que ferions-nous, mon petit ?…

— On attellerait « Pie-Borne » et on décamperait.

— Et le trésor ? car tu sais que nous cherchons un trésor.

— Le trésor, c’est toi, maman. Et j’ai peur qu’on nous le prenne.

— Sois tranquille, mon gosse. Mes quatre enfants passeront toujours avant tout.

Mais les quatre enfants n’étaient pas tranquilles. Le sentiment d’un danger pesait sur eux. On respirait, dans cet enclos, entre les murs du Manoir-aux-Buttes, une atmosphère lourde qui les troublait. Le danger provenait certes de Raoul, mais aussi d’autre chose, qui prenait corps peu à peu dans leur esprit, car, deux fois, ils virent une silhouette se glisser le soir parmi les fourrés des Buttes.

Le 30 juin, elle pria Raoul de donner congé à tout son personnel pour le lendemain, qui était un jour de grande fête religieuse au bourg de Clisson. Trois des domestiques, choisis parmi les plus solides et armés de fusils, auraient l’ordre de revenir furtivement à quatre heures de l’après-midi, et de se grouper à proximité d’une petite auberge, l’auberge Masson, située à cinq cents mètres du Manoir.

Le lendemain Dorothée se montra plus exubérante que jamais. Elle dansa des gigues dans la cour et chanta des chansons anglaises. Elle en chanta d’autres sur la barque où elle avait entraîné Raoul, et fit alors de telles extravagances que, plusieurs fois, ils manquèrent de chavirer. C’est ainsi qu’en jonglant avec ses trois bracelets de corail, elle en laissa tomber un dans l’eau. Elle voulut le rattraper, trempa jusqu’à l’épaule son bras nu, et resta là, immobile, la tête penchée vers le fond de l’étang, comme attentive à quelque spectacle.

— Que regardez-vous ainsi ? demanda Raoul.

— Il n’a pas plu depuis longtemps, le niveau a baissé, et l’on voit plus distinctement les pierres et les graviers du fond. Or, j’ai remarqué déjà que quelques-unes de ces pierres sont disposées dans un certain ordre. Regardez.

— En effet, dit-il. Et ce sont des pierres taillées, régulières. On croirait que cela forme des lettres immenses.

— Oui, et ces lettres forment des mots que l’on peut deviner : In robore fortuna. J’ai consulté, à la mairie, une ancienne carte topographique. Là où nous sommes, c’était jadis la pelouse principale d’un jardin creux, et, à même cette pelouse, un de vos ancêtres avait fait inscrire cette devise en blocs de pierre. Depuis, on a attiré jusqu’ici les eaux de la Maine. L’étang remplace la pelouse. La devise est recouverte…

Et Dorothée ajouta entre ses dents :

— Ainsi que les quelques mots et que les chiffres qui sont au-dessous de l’inscription, et que je n’avais pas encore aperçus. Et c’est cela qui m’intéresse. Vous voyez ?

— Oui. Mais mal.

— Évidemment Nous sommes trop près. Il faudrait contempler l’image de haut.