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lement nous sommes entre les mains d’un usurier qui a racheté toutes nos créances et je viens d’apprendre que, durant mon séjour à Roborey, mon grand-père a signé un contrat de vente qui permet à cet usurier de nous mettre à la porte dans six semaines ! »

C’était, lui, un garçon courageux, un peu lourd d’esprit, un peu embarrassé de manières, mais de nature droite, sérieuse et réfléchie. Tout de suite la grâce de Dorothée l’avait conquis, et, malgré une timidité invincible qui lui avait toujours interdit de traduire en paroles ses sentiments les plus vifs, il ne cachait ni son admiration ni son trouble. Tout ce qu’elle ordonnait était chose accomplie.

D’après ses conseils, il raconta l’agression dont son grand-père avait été victime et déposa une plainte contre inconnu. Autour de lui, il parla ouvertement de la fortune qu’il escomptait à brève échéance, et des recherches entreprises pour trouver une médaille d’or dont la possession était la condition première de réussite. Enfin, sans révéler le nom exact de Dorothée, il ne dissimula pas sa parenté lointaine avec elle, et les raisons qui attiraient la jeune fille au Manoir.

Trois jours après, Saint-Quentin, ayant exigé de Pie-Borgne des étapes doubles, arriva en compagnie de Castor et de Pollux. Dorothée n’accepta point d’autre domicile que sa chère roulotte, laquelle fut installée au centre de la cour, et la vie recommença entre les cinq camarades, vie heureuse et nonchalante. Castor et Pollux se battaient avec moins de vigueur. Saint-Quentin pêchait dans l’étang. Le Capitaine, toujours très important, avait pris sous sa garde le vieux baron et lui racontait ainsi qu’à Goliath d’interminables histoires.

Quant à Dorothée, elle observait. On la sentait mystérieuse, jalouse de ses réflexions et de ses procédés. Elle passait des heures à jouer avec ses camarades ou à diriger leurs exercices. Puis, les yeux fixés sur le vieux baron qui, accompagné de son chien fidèle, les jambes vacillantes et le regard inerte, allait s’adosser à un arbre du verger, elle épiait tout ce qui pouvait être chez lui manifestation de l’instinct ou survivance du passé.

Plusieurs jours de suite, elle vécut dans une soupente du grenier où il y avait quelques rayons de bibliothèque, et, sur ces rayons, des paperasses, des dossiers et des brochures imprimées au siècle dernier, histoires de la région, rapports communaux, archives de paroisse.

— Eh bien, demandait Raoul, en riant, nous avançons ? J’ai l’impression que vos yeux commencent à mieux voir.

— Peut-être… je ne dis pas non…

Les yeux de Dorothée ! Dans cet ensemble de jolies choses qui composaient son visage, c’était à cela surtout que l’on s’attachait. Raoul ne voyait plus qu’à travers eux, et ne s’intéressait plus guère qu’à ce qu’ils exprimaient. Et peut-être Dorothée se laissait-elle contempler avec une certaine satisfaction. L’amour de ce grand garçon timide la touchait par son respect, elle qui n’avait connu jusqu’ici que l’hommage brutal de la convoitise.

Un jour elle le fit monter dans une petite barque amarrée au bord du lac et, la laissant glisser au fil du courant, elle lui dit :

— Nous approchons.

— De quoi ? fit-il tout agité.

— De la date que tant de choses annoncent depuis si longtemps !

— Vous croyez ?

— Je crois, Raoul, que vous ne vous êtes pas trompé le jour où vous avez vu entre les mains du baron cette médaille d’or dans laquelle semblent se résumer toutes les traditions de famille. Malheureusement le pauvre homme a perdu la raison avant que vous soyez mis au courant, et le fil qui reliait le passé à l’avenir a été rompu.

— Alors qu’espérez-vous, si on ne retrouve pas cette médaille ? Nous avons cherché partout, dans sa chambre, dans ses vêtements, dans la maison, dans les vergers. Rien.

— Il ne se peut pas qu’il garde le mot de l’énigme, dit-elle. Si sa raison est morte, ses instincts survivent. Et quel instinct que celui qui est formé par des siècles ! Sans doute a-t-il mis la pièce à portée de sa main ou de ses yeux : à l’heure voulue, un geste inconscient nous révélera la vérité.

Raoul objecta :

— Et si d’Estreicher lui a pris la médaille ?

— Non, car alors nous n’aurions pas entendu le bruit de la lutte. Votre grand-père a résisté jusqu’au bout, et c’est notre venue seule qui a mis d’Estreicher en fuite.

— Ah ! ce bandit, s’écria Raoul, si je le tenais !

La barque glissait doucement. Dorothée fit, à voix très basse et sans bouger :

— Silence ! Il nous écoute.

— Hein ! que dites-vous ?