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— Soit. Mais une heure après son évasion, il fallait partir et retourner chez vous.

— Quelle raison ?

— Votre grand-père… je vous ai prévenu à Roborey.

Raoul Davernoie protesta :

— D’abord, je lui ai écrit de se mettre sur ses gardes, pour des raisons que je lui expliquerai. Et puis, vraiment, le danger qu’il court est un peu problématique.

— Comment ! Il est possesseur de cet indispensable talisman qu’est la médaille d’or. D’Estreicher le sait. Et vous ne croyez pas au danger ?

— Mais, ce talisman, d’Estreicher en est aussi possesseur puisque, le jour où il a tué votre père, il lui a dérobé la médaille d’or.

La jeune fille s’était plantée devant la portière, et tenait la poignée pour empêcher Raoul d’ouvrir. Et, d’un ton pressant, elle lui dit :

— Partez, je vous en prie. Certes, je ne comprends pas toute l’aventure. D’Estreicher, possesseur de la médaille, essaye-t-il d’en voler une seconde ? Celle qu’il a prise à mon père lui a-t-elle été reprise par un complice ? Je n’en sais encore rien. Mais j’ai la certitude que désormais, le véritable terrain de la lutte est là-bas, chez vous. À tel point que je m’y rendais également. Oui, tenez, voici la carte routière. Le Manoir-aux-Buttes, près de Clisson… encore cent cinquante kilomètres. Huit étapes pour la roulotte. Allez-y, vous arriverez ce soir. J’y serai, moi, dans huit jours.

Il se laissait faire, dominé par elle.

— Peut-être avez-vous raison. J’aurais dû penser à tout cela. D’autant plus que mon grand-père est seul, ce soir.

— Seul ?

— Oui. Tous les domestiques sont en fête. L’un d’eux se marie au village voisin.

Elle sursauta.

— D’Estreicher est au courant ?

— Je le crois. Il me semble bien avoir parlé de cette fête devant lui durant mon séjour à Roborey.

— Et quand a-t-il pris la fuite ?

— Avant-hier.

— Ainsi, depuis avant-hier ?

Elle n’acheva pas. Se précipitant vers la roulotte, elle ressortit presque aussitôt avec une petite valise et un vêtement.

— Je pars, dit-elle. Je vous accompagne. Il n’y a pas un instant à perdre.

Elle remit elle-même le moteur en marche, tout en donnant des ordres :

— Saint-Quentin, je te confie la roulotte et les trois gosses. Dirige-toi d’après la ligne rouge que j’ai marquée sur la carte. Double les étapes, pas de représentations. En cinq jours tu peux être là-bas.

Elle prit place à côté de Davernoie. L’auto démarrait déjà quand elle cueillit le Capitaine qui lui tendait les bras. Elle le jeta dans l’encombrement des paquets et des sacs à l’arrière de la voiture.

— Là… ne bouge pas… Au revoir, Saint-Quentin. Castor et Pollux, défense de se battre.

Un dernier adieu de la main.

Toute la scène n’avait pas duré trois minutes.


L’auto de Raoul Davernoie était un peu ce qu’on appelle communément un « tacot ». Aussi l’allure ne fut-elle pas bien rapide, et Raoul, très heureux d’emmener cette délicieuse créature, qui était sa cousine, et avec qui les événements le mettaient d’un coup en rapports si étroits, Raoul put-il lui raconter par le menu ce qui s’était passé, la façon dont on avait retrouvé d’Estreicher, et les incidents de sa captivité.

— Ce qui l’a sauvé, dit-il, ce fut une blessure assez profonde qu’il se fit, le premier jour, à la tête, contre le fer du lit, en se débattant dans ses cordes. Il perdit beaucoup de sang. La fièvre se déclara, et mon cousin de Chagny dont vous avez dû voir la nature timorée, nous dit aussitôt :

« — Cela nous donne le temps.

» — Le temps de quoi ? lui demandai-je.

» — De réfléchir. Vous comprenez bien que tout cela va causer un scandale inouï, et que, pour l’honneur de nos familles, on pourrait peut-être l’éviter. »

« Je m’opposai à tout délai. Je voulais qu’on téléphonât aussitôt à la gendarmerie. Mais Chagny était chez lui, n’est-ce pas ?