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— Comment ! vous refusez ! articula M. de Chagny, d’un ton vexé. Nous offrons à la fille de Jean d’Argonne, notre cousin, de vivre conformément à son nom et à sa naissance, et vous préférez reprendre cette existence misérable !

— Elle n’est pas misérable, je vous assure, monsieur. Mes quatre enfants et moi, nous en avons l’habitude, et leur santé l’exige…

La comtesse insista :

— Voyons. C’est inadmissible ! Il y a quelque raison secrète.

— Il y a au moins celle-ci, madame, je dois vous dire, et je le dis sans honte, que je suis née en dehors du mariage. La date exacte de ma naissance n’est pas celle qui est inscrite sur les registres. Grâce à la situation que mon père occupait à Argonne, l’acte fut arrangé de telle façon que l’on put croire que ma naissance avait eu lieu depuis son mariage avec ma mère.

— Prétextes ! Enfantillages ! s’écria Mme de Chagny, et qui font honneur à votre délicatesse, mais auxquels nous ne voulons pas prêter attention. Non ! vous allez tout au moins rester quelques jours, et dès ce soir vous dînez et couchez au château.

— Je vous en prie, madame. Je suis un peu lasse… j’ai besoin d’être seule.

De fait, elle semblait soudain harassée de fatigue. On n’eût jamais dit qu’un sourire pût animer cette figure morne et contractée.

Mme de Chagny ne s’obstina pas.

— Eh bien, remettons à demain toute décision. Envoyez-nous vos quatre enfants à dîner ce soir. Cela nous fera plaisir de les voir et de les gâter un peu… D’ici demain, vous réfléchirez et si vous persistez, je vous laisserai libre. Nous sommes d’accord, n’est-ce pas ?

Dorothée s’était levée. Elle se dirigea vers la porte, accompagnée par M.  et Mme de Chagny. Mais, au moment de sortir, elle eut une hésitation. Malgré son chagrin, la mystérieuse aventure, qui lui était révélée depuis quelques heures, continuait à la préoccuper pour ainsi dire à son insu, et elle déclara, jetant une première clarté dans les ténèbres :

— Je crois vraiment que toutes les légendes que nos familles se sont transmises correspondent à une réalité. Il doit y avoir quelque part des richesses enterrées ou cachées, et ces richesses seront, un jour ou l’autre, la propriété de celui ou de ceux qui seront possesseurs du talisman que représente cette médaille d’or dont mon père a été dépouillé. Et c’est pourquoi je voudrais savoir si, en dehors de mon père, quelqu’un de vous a jamais entendu mêler à ces légendes une médaille d’or ?

Ce fut Raoul Davernoie qui répondit :

— Je puis vous donner à ce sujet un renseignement, mademoiselle. Il y a une quinzaine de jours, j’ai vu entre les mains de mon grand-père, avec qui j’habite le Manoir-aux-Buttes, en Vendée, une large pièce d’or qu’il examinait, et qu’il a replacée aussitôt dans son écrin avec l’intention évidente de la dissimuler à mes yeux.

— Il ne vous a donné aucune explication ?

— Aucune. Cependant, la veille de mon départ, il m’a dit : « Lorsque tu seras de retour, j’aurai une révélation très grave à te faire. Je n’ai déjà que trop tardé. »

— Vous croyez que c’était là une allusion à ce qui nous occupe ?

— Je le crois. Aussi, dès mon arrivée à Roborey, j’ai averti mes cousins de Chagny et d’Estreicher, qui m’ont promis de venir me voir à la fin de juillet, et à qui je ferai part alors de mes découvertes.

— C’est tout ?

— C’est tout, mademoiselle, et il me semble que tout cela confirme bien votre hypothèse ; il y a là un talisman dont il existe sans aucun doute plusieurs exemplaires.

— Oui… oui… sans aucun doute, murmura la jeune fille, et la mort de mon père s’explique par ce fait qu’il était possesseur de ce talisman.

— Mais, objecta Raoul Davernoie, ne suffisait-il pas qu’on le lui dérobât ? Pourquoi ce crime inutile ?

— Parce que la pièce d’or, rappelez-vous, donne certaines indications. En supprimant mon père, on restreignait le nombre de ceux qui, dans un avenir peut-être assez proche, seront appelés au partage des richesses. Qui sait même si d’autres crimes n’ont pas été commis ou ne seront pas commis ?

— D’autres crimes ? En ce cas, mon grand-père court des dangers ?

— Oui, monsieur, fit-elle nettement.

Le comte s’inquiéta, et, affectant de rire :