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C’était un homme d’ordinaire assez effacé, qui cherchait toujours à donner aux circonstances le plus de solennité possible, afin d’y jouer le rôle de premier plan que lui assignaient sa naissance et sa fortune. Pour la forme, il avait consulté ses deux cousins, et, sans écouter leurs réponses, il avait congédié le brigadier avec une désinvolture de grand seigneur. Il mit également dehors Saint-Quentin et les trois enfants, ferma soigneusement les portes, fit asseoir les deux femmes, et se promena devant elles les mains au dos, et l’air pensif.

Dorothée fut contente. Elle avait triomphé, obligeant ses hôtes à dire les paroles qu’elle souhaitait. Mme de Chagny la serrait contre elle étroitement. Raoul semblait un ami. Tout allait bien. Il y avait, certes, un peu à l’écart, hostile et redoutable, le gentilhomme barbu dont les yeux durs ne la quittaient pas. Mais confiante en elle-même, acceptant la lutte, pleine d’audace et d’insouciance, elle ne consentait pas à fléchir sous la menace du danger terrible qui cependant pouvait l’écraser d’une minute à l’autre.

— Mademoiselle, prononça le comte de Chagny d’une voix importante, il nous a semblé, à mes cousins et à moi, puisque vous êtes la fille de notre regretté Jean d’Argonne, il nous a semblé, dis-je, que nous devions vous mettre, à notre tour, au courant d’événements qu’il connaissait, et dont il vous eût entretenue si la mort ne l’en avait empêché… dont il désirait même, nous le savons, que vous fussiez entretenue.

Il fit une pause, heureux de son préambule. En ces occasions, il employait un langage pompeux et des termes choisis, s’appliquait à respecter les règles de la grammaire, et ne redoutait pas les subjonctifs. Il reprit :

— Mademoiselle, mon père, François de Chagny, mon grand-père, Dominique de Chagny, mon arrière-grand-père, Gaspard de Chagny, ont toujours vécu sur cette certitude que des richesses immenses leur seraient… comment dirai-je ?… leur seraient offertes, grâce à certaines circonstances ignorées, dont chacun se croyait sûr d’avance d’être le bénéficiaire. Et chacun s’en réjouissait d’autant plus et s’abandonnait à un espoir d’autant plus agréable que la révolution avait ruiné de fond en comble la maison des comtes de Chagny. Sur quoi cette conviction s’appuyait-elle ? Ni François, ni Dominique, ni Gaspard de Chagny ne l’ont jamais su. Cela provenait de légendes vagues qui ne précisaient ni la nature des richesses, ni l’époque où elles apparaîtraient, mais qui toutes, cependant, avaient ce caractère commun d’évoquer le nom de Roborey. Et ces légendes ne devaient pas remonter très haut, puisque ce château, qui s’appelait autrefois Chagny, ne fut appelé Chagny-Roborey que sous le règne de Louis XVI. Est-ce cette désignation qui provoqua les fouilles que l’on y fit de tout temps ? C’est fort probable. Toujours est-il qu’au moment de la guerre, j’avais résolu de remettre en état ce château de Roborey qui n’était plus qu’un rendez-vous de chasse, et de l’habiter définitivement — bien que, je n’ai pas honte de le dire, mon récent mariage avec Mme de Chagny me permît d’attendre ces soi-disant richesses sans trop d’impatience.

Le comte eut un sourire fin en faisant cette allusion discrète à la façon dont il avait redoré son blason, et il continua :

— Inutile de vous dire, n’est-ce pas, que pendant la guerre, le comte Octave de Chagny remplit son devoir de bon Français. En 1915, lieutenant de chasseurs à pied, j’étais à Paris en permission lorsqu’une série de coïncidences, produites par la guerre, me rapprocha de trois personnes que je ne connaissais pas, et dont j’appris fortuitement le lien de parenté avec les Chagny-Roborey. D’abord le père de Raoul, le commandant Georges Davernoie. Puis Maxime d’Estreicher. Enfin Jean d’Argonne. Nous étions tous quatre cousins éloignés, tous quatre en permission ou en convalescence. Et c’est ainsi, au cours de nos entretiens, que nous sûmes, à notre grande surprise, que la même légende s’était transmise dans chacune de nos quatre familles. Comme leurs pères et leurs grands-pères, Georges Davernoie, d’Estreicher et Jean d’Argonne, attendaient la fortune fabuleuse qui leur était promise, et qui devait régler les dettes que cette conviction les avait entraînés à faire. D’ailleurs, même ignorance chez les quatre cousins. Aucune preuve, aucune indication…

Après une nouvelle pause destinée à préparer un effet, le comte repartit :

— Si, cependant, une indication. Jean