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— Ils se contentent de tout, dans les mairies, dit-il avec dédain… Ainsi, qu’est-ce que c’est que ces noms ?… On ne s’appelle pas Castor et Pollux !… Et celui-là… Baron de Saint-Quentin, acrobate !…

Dorothée sourit.

— C’est pourtant son nom et sa profession.

— Baron de Saint-Quentin ?

— Dame, il était le fils d’un plombier, qui habitait Saint-Quentin, et qui s’appelait Baron.

— Mais alors, il lui faut l’autorisation paternelle.

— Impossible.

— Pourquoi ?

— Parce que le père est mort pendant l’occupation.

— Et la mère ?

— Morte aussi. Aucune famille. Les Anglais avaient adopté l’enfant. Vers la fin de la guerre, il était aide-cuisinier dans un hôpital de Bar-le-Duc, où, moi, j’étais infirmière. Je l’ai recueilli.

Le brigadier approuva d’un grognement, et continua son interrogatoire.

— Et Castor et Pollux ?

— Pour eux, je ne sais d’où ils viennent. En 1918, lors de la ruée allemande vers Châlons, ils ont été pris dans la tempête, et ramassés sur une route par des soldats français qui leur ont donné leurs sobriquets. La secousse avait été tellement grande qu’ils ont perdu la mémoire de toutes les années qui ont précédé ces jours-là. Sont-ils frères ? Se connaissaient-ils ? Où sont leurs familles ? On l’ignore. Je les ai recueillis.

— Ah ! fit le brigadier un peu interloqué.

Et, regardant la feuille, il lut d’un ton de plaisanterie :

— Reste maintenant le sieur Montfaucon, capitaine de l’armée américaine, décoré de la croix de guerre.

— Présent, dit une voix.

Montfaucon se raidissait dans une attitude militaire, les talons joints et le petit doigt sur la couture de son vaste pantalon.

Dorothée le saisit sur ses genoux et l’embrassa fortement.

— Un marmot, dont on ne sait rien non plus. À quatre ans, il vivait avec une douzaine de soldats américains qui lui avaient confectionné comme berceau un sac de fourrure. Le jour de la grande attaque américaine, l’un de ces douze le chargea sur son dos, et il arriva que, de tous ceux qui allaient de l’avant, ce fut ce soldat-là qui alla le plus loin, et qu’on retrouva son cadavre, le lendemain, près du pic de Montfaucon. À côté, dans le sac de fourrure, l’enfant dormait, légèrement blessé. Sur le champ de bataille, le colonel le décora de la croix de guerre, et le baptisa capitaine Montfaucon, de l’armée américaine. Plus tard, j’eus l’occasion de le soigner à l’hôpital où il fut évacué. Trois mois après, le colonel voulut l’emmener en Amérique. Montfaucon refusa. Il ne voulait pas me quitter. Je le recueillis.

Dorothée raconta cette histoire d’une voix un peu basse, où il y avait de l’attendrissement. Les yeux mouillés, la comtesse murmura :

— C’est bien, ce que vous avez fait, mademoiselle, c’est très bien. Seulement, cela vous donnait quatre orphelins à nourrir. Avec quelles ressources ?

Dorothée répondit en riant :

— Nous étions riches.

— Riches ?

— Oui, grâce à Montfaucon. Avant de partir, son colonel lui avait laissé deux mille francs. Nous avons acheté une roulotte et un vieux cheval. Le cirque Dorothée était constitué.

— Métier difficile, qui nécessitait un apprentissage ?

— L’apprentissage eut lieu sous la direction d’un vieux soldat anglais, ancien clown, qui nous dressa et nous indiqua toutes les roueries et toutes les cocasseries du métier. Et puis j’avais ça dans le sang. La corde raide, la danse, j’y étais rompue depuis des années. Alors, on s’est mis en route à travers la France. C’est une vie un peu dure, mais on se porte à merveille, on ne s’ennuie jamais, et, somme toute, le cirque Dorothée réussit.

— Mais se trouve-t-il en accord avec les prescriptions ? demanda le brigadier à qui son souci des règlements permettait de dominer la sympathie qu’il éprouvait. Car enfin, ajouta-t-il, cette feuille n’a qu’une valeur de renseignements. Ce que je voudrais voir, c’est votre carte d’identité professionnelle.

— J’ai cette carte, brigadier.

— Établie par qui ?