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vrai nom… comment vous appelez-vous ?

Il fut indécis. Mais, autant répondre, — de toutes façons, elle l’apprendrait demain, son vrai nom…

— Gérard, dit-il… c’est un nom qui vous plaît ?

— Mais oui, fit-elle avec un vague sourire.

Il lui offrit une cigarette d’Orient. Elle l’accepta. Un moment, elle fuma sans parler. Et puis, comme essayant de s’éveiller :

— N’est-il pas très tard ? Vous devez me ramener à la maison, vous savez…

— Oui, oui… tout à l’heure… Nelly-Rose, c’est une telle joie pour moi de vous avoir ici… de croire pour un moment que vous êtes à moi… de pouvoir vous dire que je vous aime, Nelly-Rose…

— Vous m’aimez, répéta-t-elle, comme si elle ne comprenait pas bien…

— Oui. Cela vous fâche ?

Elle le regarda et, avec son sourire un peu perdu, répondit seulement :

— Je ne sais pas.

De nouveau, ils dansèrent, et, quand il l’eut ramenée, les Russes qui étaient voisins, couvrirent encore la jeune fille de boules de couleur et de serpentins, en lui adressant, cette fois, des paroles prononcées en russe, confuses, mais qui firent froncer le sourcil à Gérard.

La fête d’ailleurs finissait et, en finissant, devenait de plus en plus bruyante et débraillée. Nombre de gens, — les gens chics surtout, — étaient partis. Il ne restait que de rares groupes, qui hurlaient des chants sauvages ou essayaient, en vacillant, de danser.

— Il faut rentrer, bégaya Nelly-Rose, laquelle, du reste, ne voyait rien du changement opéré dans l’assistance.

— Oui, nous allons rentrer, dit Gérard.

Il consulta furtivement sa montre. Quatre heures du matin approchaient.

Il n’avait lui-même que cette idée, partir de là avec Nelly-Rose et l’entraîner vers l’escalier qui était là-bas, au fond de la cour, vers l’escalier par où l’on montait à sa chambre…

Il hésitait encore, observant Nelly-Rose. N’aurait-elle pas un sursaut de révolte, s’il l’entraînait chez lui ? Le moment était-il venu ? Assis tout près d’elle, il sentait contre lui la chaleur de son jeune corps souple. Il avait, derrière les épaules nues de la jeune fille, posé son bras sur le dossier de la chaise. Nelly-Rose ne s’éloignait pas, peut-être n’avait-elle pas conscience de ce rapprochement. Peut-être un vague besoin de se blottir, un vague désir d’être encore dans les bras de cet homme, où elle avait été si bien en dansant, l’empêchaient de trouver la force de fuir ce léger contact, cette tendresse enveloppante, forte, autoritaire, qui la subjuguait…

— Hé ! les amoureux ! cria, avec un fort accent, une voix avinée.

Gérard tourna la tête.

Il ne pouvait plus feindre d’ignorer les propos des cinq Russes établis à la table voisine, et les plaisanteries grossières qu’ils prononçaient maintenant en mauvais français, afin d’être compris de Nelly-Rose qui, du reste, ne les entendait pas.

Celui qui avait parlé, un colosse à l’énorme carrure, voyant le regard de Gérard se poser sur lui, reprit, provocant, cherchant à réunir ce qu’il savait d’argot français :

— Ben oui ! Pourquoi que tu la gardes pour toi tout seul, la poule ?… On est tous frères, ici, ce soir… Elle est bien balancée… Pourquoi qu’elle vient pas à notre table ? On rigolerait.

— Je vous prie de vous taire, jeta sèchement Gérard, dont tous les instincts combatifs se dressaient et qui se contenait mal, mais se contenait, l’incident risquant de gêner son plan.