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Baratof ricana encore, avec un triomphe haineux, provocant.

— Je ne la vois que demain ?… Non, non, mon petit, ce soir, à minuit !…

— Tu mens ! cria Gérard bouleversé.

— Ce soir, à minuit… dans son boudoir… Elle m’attend…

— Tu mens ! Elle n’a pas pu consentir !…

— Elle a consenti…

— Tu mens ! Tu ne sais même pas où elle habite.

Baratof haussa les épaules :

— Tu crois ça ?… Tu crois que j’ignore qu’elle habite place du Trocadéro, qu’elle a un logement à part, avec une entrée personnelle ? Mais, mon petit, avec un annuaire et un chasseur débrouillard, on sait tout ce qu’on veut.

— Tu mens ! Tu ne la vois que demain et ici. Tu n’as pas communiqué avec elle.

— Tu veux tout savoir ?… — Baratof, emporté par sa haine, jetait par-dessus bord toute prudence. — Eh bien ! mon petit, je lui ai écrit tout à l’heure. Elle accepte, j’y vais !

— Tu n’iras pas ! Je ne te laisserai pas commettre une telle infamie !

— Tu n’en fais pas autant, toi ? Allons donc ! Tiens, avec la comtesse Valine, dis-moi un peu si tu n’as pas abusé de la situation ? Seulement, ce que je paye, moi, franchement, avec de l’argent, tu le payes, toi, avec des mots, des sourires, des effets de torse, avec ta jeunesse, ton habileté, ton audace…

— Je le paye avec l’amour…

— De l’amour, toi ? Tu aimes Nelly-Rose ?

— Est-ce de l’amour, un caprice, une curiosité ? Je n’en sais rien, et ça ne te regarde pas ! Mais toutes les femmes m’intéressent et je les défends…

— Afin de les garder pour toi…

— Et je défendrai celle-là particulièrement, parce que c’est toi qui l’attaques.

— Ah ! Vraiment !… Eh bien, mon petit, je te dis, moi, que tu me laisseras jouer mon jeu !

— Qui est ?

— De prendre la fille qui s’est offerte.

— Ah oui ! Et de lui prendre aussi toute sa fortune, avec les titres des mines que tu lui as volés.

— C’est mon affaire.

— Non !

— Ah çà, mais tu es fou !

— Tu ne toucheras pas à Nelly-Rose, ni cette nuit, ni demain !

Ils étaient face à face, s’affrontant, les poings serrés.

D’un regard, le Russe chercha comment passer.

Gérard répéta d’une voix sourde :

— Ni cette nuit, ni demain, tu entends ! Je te barre la route. Il y a assez longtemps que je te méprise et que je veux te le dire. Je ne trouverai pas une meilleure occasion. Je te méprise et je te hais ! Tu m’as fait du mal dans la vie. Tu as commis des actes que j’ignorais, mais que je soupçonne, et donc je me suis rendu complice par ma nonchalance. J’en ai assez !

— Trop tard, mon petit !

— Trop tard pour les choses d’autrefois, pas pour celle d’aujourd’hui. Tu ne toucheras pas à Nelly-Rose. Tu ne passeras pas, quoi qu’il puisse advenir ! Tant pis pour toi !

— Tu vas me laisser, gronda le Russe.

— Non !

— Ah ! prends garde !

Massif, pesant, musclé, Baratof recula d’un pas comme pour mieux se jeter sur son adversaire.

— Tu ne passeras pas, misérable, cria Gérard. Ni aujourd’hui, ni demain ! Nelly-Rose est sacrée.

— Pour la deuxième fois…

— Non ! Quoi qu’il arrive !

Gérard, avec une souplesse de boxeur, esquiva le coup de poing au visage que lui lançait Baratof. Il riposta. Le Russe, atteint en pleine face, eut un cri de rage, et de toute sa masse, se précipita sur son adversaire. Ils s’étreignirent sauvagement. Ils roulèrent par terre, se frappant, cherchant à s’étrangler en une lutte silencieuse et sans merci…