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essayer de les prendre de force ? Il n’osa pas, et recula en grommelant.

— Est-ce qu’on dîne ? demanda Gérard du ton le plus naturel. J’ai une faim de loup. Ah ! Baratof, tu n’as pas idée de ce que furent ces derniers jours en Russie ! Quelle besogne ! Veux-tu que je te raconte ?…

 

Après le dîner, Gérard monta dans la chambre qu’il occupait chez Baratof, remplaça ses misérables vêtements par une tenue élégante, redescendit et dit au Russe, tranquillement :

— Bonsoir, je sors.

Baratof, sachant trop où il allait, ne répondit que par un furieux haussement d’épaules. Gérard n’y prit pas garde, alluma une cigarette, et gagna l’hôtel où était descendue la comtesse Valine.

La jeune femme, au premier étage, occupait deux pièces. Dans l’une de ces pièces, elle avait couché sa fille ; elle avait vu l’enfant s’endormir aussitôt d’un sommeil profond et paisible. Elle avait ensuite, laissant la porte ouverte, regagné l’autre pièce et s’était assise sur un canapé, un livre à la main.

Elle ne lisait pas, elle attendait. Elle tressaillit quand on lui annonça Gérard. Il parut, élégant, souriant, et quelque chose d’impérieux était en lui qui imposa dès l’abord à la jeune femme une domination contre laquelle elle essaya vainement de réagir.

Gérard, plein de galanterie, lui baisa la main.

— Bonsoir, chère madame. J’espère que vous êtes remise de vos émotions. Et comment va mon amie Stacia ?

— Elle dort là, dit la jeune femme, désignant la porte ouverte.

— Alors, vous permettez que je ferme cette porte, le bruit de nos paroles pourrait la réveiller.

Gérard avait dit cela du ton le plus simple, mais une appréhension croissante envahit la jeune femme. Elle le vit fermer la porte et, bien qu’il le fît vite et sans aucun bruit, elle s’aperçut qu’il poussait le verrou.

Il revint à elle, et, tirant de sa poche les perles, les posa sur la table.

— Voici, madame, ce qui vous appartient… C’est le second trésor que je m’étais chargé de vous rapporter. Il est, certes, à vos yeux, moins précieux que votre fille…

— Monsieur, je vous répète que ma reconnaissance est profonde. Ce que vous avez fait pour moi sans me connaître, avec tant de courage et de désintéressement…

Elle cherchait ses mots, balbutiait, gênée par le regard qui pesait sur elle, de cet homme qu’elle ne connaissait pas quelques heures avant et qui surgissait tout à coup dans sa vie, l’inquiétait et l’attirait.

— Je ne suis pas désintéressé, dit-il. Je cherche toujours dans l’effort que j’accomplis ce qui peut me soutenir et m’exalter. Ainsi, peut-être n’aurais-je pas tenté le destin et risqué de succomber en ramenant Stacia si je n’avais pas su que vous êtes jolie.

Il parlait franchement et gaiement, et il ajouta :

— Quand on se dit qu’on donnera de la joie à une femme, et que l’on sera récompensé par son remerciement, par son bonheur, par son émotion… je vous assure… c’est délicieux.

Elle rougit et garda le silence.

— Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il.

— Mais, vous le savez, dit-elle, étonnée, je suis la comtesse Valine.

— Non, votre prénom ?

— Mais… pourquoi ?

— J’insiste.

— Natacha, murmura-t-elle.

— C’est charmant. C’est le nom de l’héroïne d’un roman pour enfants que j’ai lu tout petit. Une héroïne charmante… comme vous… Vous permettez que, ce soir, je vous appelle Natacha… Oh ! ça ne tire pas à conséquence… Vous partez demain, nous ne nous reverrons jamais… Et, vous comprenez, il est doux pour moi, après une expédition pleine de fatigues et de dangers, d’avoir quelques moments d’intimité avec vous… Vous comprenez, Natacha ?