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bras de chemise et en pantalon de treillis bleu, et qui marchait en tenant le cheval par la bride. Il ne vit pas Nelly-Rose, au seuil de la chaumière, et se dirigea vers les communs. Un petit chien à longs poils l’accompagnait.

Nelly-Rose avança peu à peu. Gérard débouclait le harnais et la bride. Mais le chien galopa jusqu’à Nelly-Rose et se mit à japper, ce qui attira l’attention de Gérard.

Il n’eut pas un geste, pas une exclamation. Le harnais lui tomba des bras, tandis que le cheval rentrait seul à l’écurie. Nelly-Rose, qui continuait d’avancer, se trouvait maintenant à quelques pas du jeune homme. Elle s’arrêta, le cœur serré, et elle était surprise de constater que Gérard avait recouvré tout de suite son sang-froid, qu’il ne semblait pas ému, et qu’il riait en la regardant avec une tendresse infinie.

Il marcha vers elle, les bras tendus, et lui prenant les deux mains, il murmura :

— Je vous attendais, Nelly-Rose ! Comme je suis heureux !

Il l’attendait ! Que voulait-il dire ? Nelly-Rose, qui était venue sans idée très précise sur ce qui se passerait, mais avec le désir ardent de provoquer une explication, avait l’impression que toutes les paroles devenaient inutiles entre eux, et que tout était réglé en dehors d’eux, sans même qu’ils eussent besoin de s’expliquer.

— Allons embrasser maman, dit Gérard. La voici qui sort du potager.

Une dame à cheveux blancs parut sur la droite, un panier sous le bras. Elle était habillée comme une paysanne, avec un tablier bleu qui enveloppait ses vêtements noirs.

— Nelly-Rose… présenta Gérard quand ils arrivèrent près d’elle.

Un sourire éclaira le doux visage ridé de la vieille dame. Elle contempla la jeune fille et dit à voix basse :

— Mon Dieu ! qu’elle est jolie !

Lui entourant la taille, elle l’embrassa longuement.

L’Angélus de midi sonnait sur la calme campagne, et sur le verger paisible.

— Déjeunons, dit la vieille dame. Tout est prêt. Nous vous attendions chaque jour.

Une flamme brilla dans les yeux de la jeune fille. Il était donc vrai que Gérard l’attendait, qu’il considérait comme oubliées et comme insignifiantes les fautes dont il s’était rendu coupable, et qu’il savait qu’elle non plus n’en tenait plus compte ? Il était donc vrai qu’il avait pressenti sa visite et sa soumission ? Elle se révolta. Non, elle n’acceptait pas de se soumettre ainsi.

Révolte brève. Un bien-être inexprimable l’envahissait. Elle était profondément heureuse. Elle trouvait naturels le visage satisfait et la quiétude de Gérard. Cela ne la blessait pas.

— Mon Dieu, pensait-elle, quelle joie et quelle douceur d’être ici !

Chacune des notes de l’Angélus la pénétrait de sérénité et de béatitude. Debout, la mère disait tout bas, d’une voix tremblante, le bénédicité. Nelly-Rose regarda Gérard. Il ne la quittait pas des yeux, et demeurait souriant et grave.

Elle s’assit, et, bouleversée, se mit à pleurer sur un plat de radis qu’on lui offrait… Et, à travers ses larmes, elle vit une carte qui était sur son verre, et qui portait son nom : Nelly-Rose !

Ainsi donc, il en était ainsi : Gérard l’attendait. Et voilà qu’elle était venue, d’elle-même, sans qu’on la sollicitât, et comme si elle eût accompli la plus naturelle et la plus juste des choses. Et tous les mauvais souvenirs et tous les obstacles s’abolissaient. Et tout l’avenir se déroulerait là, dans cette ferme, dans le château restauré, dans les terres reconquises, dans le domaine reconstitué, dans cette campagne où chaque jour l’Angélus chanterait pour eux sa vieille chanson.


fin