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— Oui. Là, il m’a fait boire du champagne, sachant que cela me ferait tourner la tête. Il m’a fait danser, il m’a étourdie de paroles habiles, me menant peu à peu où il voulait. Quand il a vu que je n’avais plus ma volonté, qu’une autre moi-même dirigeait mes actes, que j’étais sans défense, — profitant d’une rixe au cours de laquelle il m’a protégée contre des gens ivres, — il m’a enlevée dans ses bras et m’a emportée dans sa chambre.

Nelly-Rose s’arrêta encore. Gérard, les yeux baissés, essayait de dissimuler les impressions qu’il éprouvait à cette évocation de leur nuit. Nantas restait impassible. Le juge d’instruction, le sourcil froncé, prit la parole.

— Et cette comédie a été jouée par un homme qui venait, tout probablement, d’en assassiner un autre…

Nelly-Rose tressaillit, toute remuée par le mot redoutable :

— Assassiner… dit-elle à voix basse.

— Oui, mademoiselle, insista le juge d’instruction. Tout semble prouver…

— Je sais… je sais… reprit Nelly-Rose, j’ai lu les journaux… Et c’est pourquoi…

— Et c’est pourquoi ?…

Elle réfléchit quelques secondes et s’expliqua :

— Monsieur le juge d’instruction, je suis venue ici, je puis le dire, au hasard, sur un mouvement que je n’ai pu réprimer. Maintenant, je me rends compte… oui, je sais la raison profonde pour laquelle je suis venue… Je suis venue pour protester et pour dire que cet homme n’a pas assassiné M. Baratof.

Il y eut encore de la stupeur et, cette fois, Nantas lui-même ne cacha pas son étonnement.

— Je ne comprends pas, dit M. Lissenay.

— Il n’a pas tué Baratof, j’en ai la conviction, répéta Nelly-Rose avec certitude. Si endurci, si déterminé soit-il, un homme qui vient d’en tuer un autre, un homme qui sait qu’on va découvrir, au matin, le cadavre, un homme qui sait qu’on pourra établir ses relations avec la victime, ne passe par les heures qui suivent le crime à conduire une intrigue d’amour, et, le voulût-il, ne peut avoir assez de sang-froid pour jouer son jeu sans défaillance… Et, toute la nuit, avec moi, cet homme a été d’un sang-froid parfait. C’est à peine si, une ou deux fois, j’ai cru le voir distrait. Peut-être pensait-il à sa rixe avec Baratof. Peut-être pensait-il qu’il serait à mes yeux démasqué le lendemain. Mais c’étaient de fugitifs instants qui s’effaçaient sans laisser de traces. Vous ne pouvez savoir à quel point il est resté maître de lui. Toute la nuit, sans défaillance, sa conduite a été auprès de moi celle d’un séducteur qui veut réussir par tous les moyens.

— Et c’est ce séducteur que vous venez défendre et que vous chercher à excuser ? dit le juge.

Nelly-Rose se redressa dans un geste de protestation.

— Je ne l’excuse pas de la conduite qu’il a tenue à mon égard. Pour me leurrer, il a pris la place d’un autre. Pour me mettre en son pouvoir, il a joué de mes émotions qu’il suscitait. Par la ruse, en faisant naître en moi la peur, puis en la calmant, puis en me donnant confiance, puis en usant de l’influence qu’il prenait peu à peu sur mon esprit, il m’a, je vous le répète, fait sortir de moi-même. Je suis devenue… ce qu’il voulait que je devienne. Encore une fois, monsieur le juge, un assassin, — un coupable, — n’a pas cette lucidité incroyable, cette maîtrise de soi que nul trouble n’affaiblit. Un coupable pense à autre chose qu’à séduire une jeune fille. Un coupable consacre à la fuite, ou à des précautions de protection les heures qui suivent le crime. Un coupable ne serait pas venu me dire « Je suis Baratof », après l’avoir tué. Un coupable ne m’aurait pas conduite à la Pension Russe, poursuivant son but, son seul but, qui était d’abuser de moi… Non, maintenant que je sais qu’un crime a été commis, je sais que, quelles que soient les charges, ce n’est pas cet homme qui l’a commis…

— Pourtant, il y a eu discussion violente entre lui et Baratof, observa le juge, il y a eu rixe.